Le système oasien est régénérateur de vie. Exemple ici avec la collecte d'herbes à Targa (Maroc). Crédits : David Goeury.
INA - Vos travaux portent sur les cités oasiennes. Comment définit-on une oasis ?
David Goeury – Le terme oasis vient du copte qui signifie « habitat ». C’est un système agri-urbain fondé sur l’interdépendance d’une entité urbaine et d’une entité agricole pour permettre l'établissement d'un habitat d'humains et de non humains sur la très longue durée. C’est une construction purement humaine faite à partir d’alliances, c'est-à-dire par la mobilisation de végétaux spécifiques qui permettent d'établir une forme de vie dans la longue durée. On parle davantage de cité oasienne. Elles ne font sens que parce qu’elles sont intégrées à des dynamiques économiques, et même, pour les plus grandes d’entre-elles, au grand commerce planétaire sous l’«Ancien monde», pour reprendre l’expression de Christian Grataloup (géo-historien), qui allait du Maroc jusqu’en Chine. Les cités oasiennes ont toujours été des lieux de réinvestissement des profits de ce grand commerce caravanier notamment pour financer les infrastructures d’irrigation, permettant des pratiques agricoles intensives.
INA - Nous sommes donc loin de l’image d’Épinal de l’oasis.
David Goeury – Absolument. L’idée d’une oasis établie sans des communautés humaines est totalement fausse. Au XIIIe siècle, la cité marocaine de Sijilmassa atteignait plus de 100 000 habitants répartis dans des centaines de quartiers fortifiés articulés à une palmeraie enserrée dans une muraille. Il faut aussi avoir conscience que ces cités oasiennes se déplaçaient avec de multiples faubourgs. Les villes se façonnaient autour des périmètres agricoles. Cela leur conférait une forme géographique qui échappe à nos représentations de la ville aujourd’hui. Pourtant la cité oasienne va concentrer toutes les fonctions que l’on peut attendre d’une cité commerciale internationale.
INA - Qu’en est-il des cités occidentales ?
David Goeury – La plupart des villes ont été développées sur des modèles agri-urbain. Des fermes étaient installées dans Paris jusqu’au début du XXe siècle et fournissaient l’essentiel de la consommation des Parisiens en produits frais (lait et légumes). La ville a été bâtie avec des pierres issues de son sous-sol. Les carrières et galeries ont été transformées en champignonnières au XIXe siècle du fait de la disponibilité croissante du fumier de cheval lié au développement économique de la ville. La question de la fertilité était au cœur de ce système agri-urbain. Tous les composts parisiens, les toilettes sèches et la récupération du crottin de cheval et du fumier d'animaux faisaient l'objet d'un marché qui venait fertiliser toutes ces fermes parisiennes. Exactement comme une cité oasienne. La motorisation et le développement de nouvelles routes ont fait que l’on a basculé dans un modèle industriel. À partir du moment où vous pouvez vous approvisionner avec des ressources du monde entier et que vos déchets ne sont plus recyclables, vous allez lotir les terres agricoles et sacrifier des espaces pour stocker les déchets. C’est toute la question de la trajectoire urbaine. Les cités oasiennes connaissent des trajectoires semblables aux autres villes. Cependant, on remarque qu’il y a une volonté de maintenir le périmètre irrigué et la pratique agricole car elle incarne une certaine forme de citoyenneté. Par exemple dans la ville de Tiznit au Maroc, il y a eu de très fortes négociations avec les autorités municipales pour avoir un système de réutilisation des eaux usées à vocation agricole dans le cadre des normes de l’Organisation mondiale de la santé. Ainsi, aujourd’hui, 83 agriculteurs réutilisent des eaux usées épurées pour l'agriculture au nom de la compensation de la perte de l'eau historique de l'oasis qui a été utilisée pour l'eau potable et donc en partie détournée des terres agricoles.
INA - Quelles leçons nous apportent les cités oasiennes en matière de réchauffement climatique ?
David Goeury – La première, c’est la survie. En 2022, on a enregistré 10 420 décès supplémentaires en France entre le 1er juin et le 15 septembre, dont 2 816 pour les trois périodes de canicule, selon Santé publique France. Les villes européennes contemporaines ne sont pas adaptées pour faire face aux grandes chaleurs. L’urbanisme dédié à l’automobile et les bâtiments construits sur le principe de l’étanchéité renforcent les îlots de chaleurs. Notre espérance de vie est désormais directement menacée par le réchauffement climatique. À l’inverse, les cités oasiennes sont bâties pour affronter les extrêmes climatiques de façon pérenne. Cela passe par l’alliance de végétaux comme le palmier dattier qui favorise le microclimat et des dispositifs urbanistiques et architecturaux de filtration des effets de fortes chaleurs qui créent une climatisation naturelle efficace. Ces dispositifs sont multimillénaires. On présente souvent les sociétés humaines comme prédatrices et destructrices. Les communautés oasiennes sont au contraire régénératrices. Elles génèrent des sources de vie dans un contexte extrêmement hostile d’aridité et d’extrêmes climatiques.
INA - Il faudrait donc repenser nos villes ? Quelles sont les solutions ?
David Goeury – Oui. Il faut d’abord repenser nos alliances avec les végétaux. Les arbres sont les seuls végétaux à même d’établir un microclimat. Si je plante un arbre, je prends un engagement sur plusieurs décennies. C’est un engagement important et primordial. Nous n’avons pas assez pris au sérieux la capacité des végétaux à fonder un microclimat dans les villes. Nous les avons beaucoup trop considérés dans un rapport esthétique. Il est donc nécessaire de désartificialiser les sols et de redonner une place à ces végétaux, dont nous dépendons. La condition atmosphérique dépend des alliances que nous allons avoir avec les végétaux. C’est ce que fait l’oasis avec le palmier dattier. Cette variété est un pur produit de la sélection humaine, elle ne pousse pas à l’état sauvage. De plus, si elle n'est pas entretenue, elle va foisonner et être la proie aux incendies qui se multiplient désormais dans les oasis délaissées. La ville de Paris a mis en place une « Action urbanistique innovante » qui a pour objectif de végétaliser les cours d’écoles. Le projet a été baptisé « oasis ». L’utilisation des végétaux est indispensable pour recréer un espace public de qualité. Historiquement, les lieux végétalisés étaient aussi des lieux de rencontre au sein de la communauté. Il y a là toute une dimension sociale qu’il ne faut pas sous-estimer. Quand vous vous retrouvez, vous vous interrogez. Pourquoi telle ou telle personne n'est pas là ? Pourquoi elle est en retard ? Cela permet d'éviter des drames où l’on découvre des mois voire des années après qu’une personne fragile, isolée, est décédée des effets de la canicule dans son appartement.
INA - Vous évoquiez aussi le rôle des bâtiments et des infrastructures.
David Goeury – C’est la deuxième leçon. Il faut repenser l’urbanisme et l’architecture non plus sur le principe de l’étanchéité, mais sur le principe de la porosité. C’est à dire d'avoir une gestion du flux d'air qui permet d'avoir un rafraîchissement naturel qui va se faire par un ensemble de dispositifs architecturaux et de choix de matériaux. On voit déjà ce débat dans les agglomérations françaises autour des matériaux biosourcés avec une plus forte compacité et une plus forte capacité à résister aux fortes chaleurs et de ne pas rayonner (c’est le problème du béton notamment qui restitue la chaleur pendant la période nocturne). C’est ce que l’on appelle la paléo-innovation : c’est-à-dire regarder comment les innovations du passé peuvent fournir des solutions pour nos sociétés contemporaines. Et les oasis ont beaucoup de leçons à nous apprendre.
INA – La pénurie d’eau est aujourd’hui au cœur de toutes les attentions. Le système oasien apporte-il des réponses concrètes à ce problème ?
David Goeury – La question n’est pas seulement liée à l’eau potable. En France, on a pensé l’eau dans une gestion linéaire : l’eau part d’une source, on la traite, on l’utilise puis elle part dans un réseau d'assainissement, pour enfin être rejetée. On voit bien que la valeur de l'eau n’a pas été véritablement prise en compte. En revanche, dans les cités oasiennes, on fait extrêmement attention car il n’y a pas cette capacité de recourir à de multiples sources et des nappes phréatiques abondantes. L’eau doit finir dans le système irrigué pour produire des ressources alimentaires. Ce qui est intéressant c’est l’idée de réutilisation et l’idée d’une économie circulaire. En France, la question de l’eau est désormais centrale. L’exemple récent des grandes bassines à Sainte-Soline montre que l’on arrive aujourd’hui à d’énormes tensions autour de l’exploitation de l’eau. Dans certaines villes comme Clermont-Ferrand et Mont-de-Marsan, on cherche à réutiliser l’eau des stations d’épuration pour irriguer les cultures destinées au bétail.
INA - Comment lutter contre le gaspillage de l’eau en ville ?
David Goeury –Tout dépend de ce que l’on appelle gaspillage. L’eau va toujours quelque part. On parle beaucoup de fuite dans le réseau d’eau potable. Ces fuites vont dans la nappe phréatique ce qui va permettre le développement d’un certain nombre de plantes. Si l’eau finit dans la rivière, c’est aussi un écoulement de surface indispensable aux écosystèmes. Il faut donc faire attention à la notion de gaspillage et le qualifier. Pour les agronomes, les canaux en terre utilisés dans les cités oasiennes étaient peu performants. Cependant, cela permettait d’avoir une forte biodiversité. Sur le talus se développait un certain nombre de plantes qui ont énormément d'usages, pour le bétail par exemple mais aussi pour les traitements thérapeutiques. Mais surtout, c’est ce qui permettait de développer les réseaux racinaires des arbres qui fondaient le microclimat. D’un côté je perds de l’eau pour le rendement de la céréale, mais de l’autre, je gagne un système complexe avec un microclimat qui préserve toutes les plantes. En revanche, si vous devez filtrer vos sources d’eau pour la rendre potable et que vous avez 45% de fuite dans votre réseau, le gâchis est surtout énergétique.
INA - Le problème se situe donc dans notre système de production.
David Goeury - Notre agriculture est extractiviste. Elle s’appuie sur le recours à des intrants chimiques produits dans le monde entier et utilisés à l’excès sans considération pour la qualité du sol. En revanche, l’agriculture oasienne est régénératrice. Elle génère un sol qu’elle entretient constamment. Il en va de sa pérennité. Ce qui se passe avec les grandes bassines, c’est une lutte pour le maintien du rendement. Les agriculteurs qui sont bien souvent dans des situations complexes sont contraints de maintenir leurs rendements. Ils ont choisi des variétés végétales extrêmement consommatrices d'eau pour avoir la plus forte performance productive à l'hectare mais ont complétement occulté la dimension du coût de cette production considérant que la ressource en eau est quasi gratuite et exploitable sans limite. Cela lève un autre problème. La nappe phréatique est un bien commun, soit une ressource limitée partagée par un grand nombre d’usagers. Au-delà de l’eau elle-même et de l’agriculture, si la nappe phréatique se détériore, cela peut entrainer des fissurations sur les maisons aux alentours et donc concerner tous les habitants. C’est pourquoi l’État régule les prélèvements. Ce qui se passe avec le pompage pour les grandes bassines, c’est une privatisation de cette eau. Les plus riches peuvent s’offrir une partie de la nappe phréatique et donc rompre avec le principe de justice. Cela pose la question des inégalités croissantes dans l’accès à l’eau.
INA - Nous devons donc repenser toute l’action collective ?
David Goeury – C’est tout l’enjeu des années à venir. Les oasis sont des lieux de négociations collectives autour de ressources rares pour permettre à des communautés humaines de se maintenir dans le temps. C’est tout l’inverse de ce qu’il s’est passé à Sainte-Soline. Il y a une très forte conflictualité mais il n’y a pas de médiation positive d’entente entre les parties prenantes. Dans les oasis, les conflits sont très nombreux et récurrents du fait de la fragilité des ressources et des menaces. Mais il y a des instances de négociation et de médiation pour trouver des accords nécessaires à la survie collective. La solution ne peut venir que par la création d’un consensus sur l'utilisation la plus pertinente de ces ressources pour permettre la subsistance des humains et des non-humains. Nous ne devons pas oublier que nous vivons en coalition avec les autres formes du vivant. Nous sommes interdépendants. Aujourd’hui, plus que jamais, les végétaux sont la garantie de notre liberté par l’établissement de la biosphère dans laquelle nous pouvons agir. Si nous oublions cela, nous risquons de voir notre liberté s’effondrer et de devoir vivre confinés dans des lieux artificiellement climatisés, esclaves de technologies liberticides.
À propos de David Goeury
Docteur en géographie, David Goeury est chercheur au laboratoire « Médiations Sciences des liens, sciences de lieux » à Sorbonne Université. Il est également adjoint scientifique dans le cadre du projet de recherche baptisé « Régénération des régions oasiennes. Vers une convergence des dimensions techniques, institutionnelles et écologiques des écosystèmes » porté par la Haute École du travail social de Genève.
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