INA - Pouvez-vous nous évoquer votre relation avec Claude Lanzmann et la genèse de ce projet pédagogique ?
Jean-François Forges - J’avais écrit un livre sur la pédagogie générale de l’enseignement de l’histoire de la Shoah, dans lequel un chapitre était consacré au film Shoah comme un outil pédagogique exceptionnel proposé aux professeurs. J’avais écrit à Claude Lanzmann pour lui demander l’autorisation de citer des passages du film et certaines des interventions qu’il avait faites dans les médias. Ça a été le début d’une relation personnelle qui m’a conduit à travailler davantage sur l’utilisation du film dans l’école. Il y avait déjà eu une expérience aux Pays-Bas qui était fondée sur des extraits choisis en accord avec Lanzmann. Je suis donc parti de cela et j’ai commencé à travailler pour chercher ce que l’on pouvait tirer de ces extraits dans des classes des lycées et collèges en France. Mon propos était aussi de parler du cinéma dans un cadre d'études cinématographiques. Shoah était d’abord présenté comme un film qui entrait dans l’histoire du cinéma puis il devenait lui-même partie intégrante de l’histoire de la Shoah. Mais tous les enseignants ne sont pas désireux d’introduire le cinéma dans la classe. Par conséquent il s’agissait d’évoquer la Shoah aux élèves par l’intermédiaire du film de Lanzmann mais sans nécessairement accompagner cette présentation d’une analyse cinématographique.
INA - Comment avez-vous sélectionné ces extraits avec Claude Lanzmann ?
J.-F. Forges - Nous l‘avons fait ensemble en partant des choix faits aux Pays-Bas. De mon côté, j’avais cherché les passages de Shoah pouvant être présentés, travaillés, commentés dans le cadre d’un cours d’une ou de deux heures. Ces passages correspondaient largement aux extraits que Claude Lanzmann lui-même souhaitait voir dans un DVD, à cette époque-là.
INA - Pouvez-vous nous expliquer votre méthode pour la rédaction de ce livret ?
J.-F. Forges - Ce qui m’a intéressé dans Shoah la première fois que je l’ai vu, c’est la rigueur historique. Dans presque tous les films, il y a des témoignages qui posent des problèmes pour l’Histoire, avec des chiffres et des dates qui ne sont pas très rigoureux. Il y a souvent des confusions entre le discours symbolique et le discours factuel par exemple en décrivant Auschwitz selon l’image qu’on se fait de l’enfer avec des flammes partout. Dans Shoah quand Simon Srebnik, un survivant de Chelmno, explique que « les flammes des bûchers montaient jusqu’au ciel », Lanzmann lui demande confirmation : « Jusqu’au ciel ? », « Oui jusqu’au ciel ». Il y a donc bien une représentation symbolique mais elle n’est pas présentée comme une réalité factuelle. Un historien ne pouvait rien avoir à redire sur ce que l’on pouvait entendre dans le film. Le livret apporte quelques précisions à ce propos.
Par ailleurs, je m’étais intéressé à la question du rapport entre l’Histoire et les lieux, à la présence de ce qui reste d’un événement sur les lieux où il s’est déroulé pour renforcer la transmission de cet événement. Shoah tombait exactement dans cette situation où les survivants parlaient sur les lieux mêmes de l’événement.
Dans le livret, l’approche historique est combinée avec l’aspect strictement cinématographique. Le travail qui a été fait par l’INA de mettre les descriptions plan par plan en regard avec les plans eux-mêmes, se révèle particulièrement utile. Il y a une adéquation parfaite entre ce qui est montré et ce qui est dit.
INA - À quelles questions Lanzmann cherche-t-il à répondre avec Shoah ? Quelles sont les questions que l’historien se pose, de son côté ? À quoi peut servir un cours d’Histoire pour accompagner un visionnage de Shoah ?
J.-F. Forges - Le film n’épuise pas le sujet de la Shoah en lui-même puisqu’il traite surtout de la Shoah dans les centres de mise à mort par les chambres à gaz. Il est rythmé par les trains qui suggèrent effectivement les transports des victimes vers les centres de cette industrialisation de la mort. Mais les Juifs ont été tués aussi par des fusillades où c’étaient les assassins qui se déplaçaient pour tuer les victimes le plus souvent sur les lieux mêmes de leur existence. Claude Lanzmann a d’ailleurs exprimé des regrets de n’avoir pas pu traiter des massacres de masse par fusillades.
Dans le premier temps du travail historique, il faut répondre aux questions « où ? », « quand ? » et « comment ? » Le film « Shoah » répond à ces questions mais ne répond pas à la question du « pourquoi ?».
Un texte célèbre de Lanzmann qui avait créé la polémique disait qu’il ne fallait pas se poser la question du « pourquoi ? ». Pour lui, c’était une question obscène parce qu’il n’y a pas de raison à la Shoah. Il avait sans doute cette position en tant que cinéaste. Un historien ne peut pas écarter la question des conditions, des faits qui conduisent à un événement.
C’est précisément l’objet du cours d’Histoire d’inscrire l’événement dans une suite historique, de replacer les faits établis par le film dans ce que l’on appelle traditionnellement « les causes », les « origines ». Ce sont d’ailleurs des questions évoquées dans le film par l’historien Raul Hilberg, qui est l’auteur de La Destruction des Juifs d'Europe. Il dit en quelques mots que les Juifs se sont souvent entendu dire dans de nombreux pays : « Vous ne pouvez pas vivre ici ». C’est le cas en Espagne par exemple. La rupture historique qui est la spécificité nazie c’est de dire : « Vous ne pouvez plus vivre ». La singularité de la Shoah c’est le passage à l’acte de l’assassinat. C’est ce que montre le film dont le sujet est la mort des Juifs.
INA - Claude Lanzmann et d’autres pionniers comme Marcel Ophüls ont bouleversé la manière de raconter l'innommable. C’est d’ailleurs à partir de ce film que la destruction des Juifs a finalement été appelé « Shoah » - plutôt qu'Holocauste. Pourquoi selon vous ?
J.-F. Forges - Cela s’est fait en France surtout puis en Europe. La puissance du film a fait accepter un terme qui était incompréhensible par la plupart des gens qui ne connaissaient pas l’hébreu. Shoah signifie « catastrophe », « anéantissement ». Cela plaisait à Lanzmann de donner un nom incompréhensible à un événement qui échappait à la raison. Les pays anglo-saxons parlent toujours d’Holocauste qui a une autre signification qui implique un caractère religieux. Il y a toujours des débats aujourd’hui sur ce terme. Certains préfèrent la définition de Raul Hilberg, à savoir : « la destruction des Juifs ». Il y a peu de temps que l’Éducation nationale utilise le mot de Shoah dans les programmes d’histoire. On utilisait avant l’expression « extermination systématique des Juifs » puis « génocide des Juifs ».
INA - Shoah dure 9h30, c’est une œuvre unique et une expérience physique. Pensez-vous que l’art est finalement le meilleur moyen pour lutter contre le négationnisme ?
J.-F. Forges - C’est en faisant sérieusement de l’Histoire que l’on contribue à lutter contre le négationnisme ! Mais un film comme Shoah, sans document historique, peut y contribuer dans la mesure où dans le film les récits et les témoignages se complètent et se confirment. Les larmes de certains des personnages soulignent et portent leur part de vérité. Cette souffrance humaine exprime aussi l’intérêt anthropologique du film. S’il s’agit de combattre le négationnisme, il y a des documents explicites dont il faudrait mieux se servir à propos des chambres à gaz. Il faut distinguer la démarche de l’artiste de celle de l’historien. L’historien préfère toujours disposer de documents plutôt que de témoignages. Mais il y a une vérité dans les visages, les larmes et la souffrance visible. Il faudrait être des comédiens d’exception pour montrer la souffrance qu’on voit dans Shoah. Dans le livret, j’évoque le film Jeanne d’Arc de Carl Dreyer et l’actrice Renée Falconetti qui disait qu’elle souffrait elle-même réellement en pensant à la mort de sa mère. Elle ne jouait pas la souffrance. Certains des personnages dans Shoah essayent d’échapper aux questions de Claude Lanzmann, mais il insiste pour qu’apparaisse cette vérité. Il y a une séquence où Abraham Bomba, survivant de Treblinka, s’effondre et demande à Lanzmann d’arrêter de filmer mais Lanzmann ne s’arrête pas. Par cette souffrance, le cinéaste fait apparaitre une vérité que l’on n’aurait peut-être pas obtenue autrement.
INA - Vous avez été professeur d’Histoire. Pouvez-vous nous raconter la manière dont des élèves peuvent être touchés par un travail autour de Shoah ?
J.-F. Forges - L’efficacité pédagogique apparait souvent bien après le temps de la classe. Un jour, Lanzmann m’a raconté qu’il avait rencontré l’une de mes anciennes élèves. Il avait parlé avec elle du film qu’elle avait vu en classe. Il avait été très satisfait de cette conversation - ce qui ne lui arrivait pas toujours - en disant qu’elle avait bien compris et assimilé le film alors qu’elle était une élève que je n’avais pas perçue comme particulièrement attentive. C’est une expérience souvent faite par des enseignants. On ne peut pas juger immédiatement des résultats d’une action pédagogique. C’est souvent plus tard, le moment venu, quand le film repasse à la télévision par exemple, que des anciens élèves réagissent. Si on a l’occasion de les revoir alors, on se dit que quelque chose a été amorcé en classe, que ce qu’on a fait a exercé des influences qui, des années après, se sont tout de même révélées positives.
Jean-François Forges, historien, auteur du livret pédagogique de Shoah de Claude Lanzmann.
Jean-François Forges, historien, auteur du livret pédagogique de Shoah de Claude Lanzmann.
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