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La maîtrise de l’eau, un objet de la propagande coloniale française

La maîtrise de l’eau, un objet de la propagande coloniale française

Dans le cadre des Journées de l’Histoire de l’Institut du monde arabe, l’INA propose une projection de deux films produits par les Actualités françaises qui témoignent de l’effort de propagande de la puissance coloniale française autour de la maîtrise de l’eau. La projection sera suivie d’une rencontre avec Pascal Blanchard et Nicolas Bancel, historiens et spécialistes des questions coloniales. L’occasion pour eux de nous rappeler l’importance de regarder au-delà des images.

Par Benoît Dusanter - Publié le 11.05.2023

L'eau, enjeu de la propagande coloniale ? Crédits : INA.

Si à première vue Le miracle de l’eau (Tunisie. 1948) et Chercheurs d'eau (Algérie. 1953) montrent les bienfaits de l’action française dans les colonies, les deux historiens nous invitent à voir plus loin et à déchiffrer ce qui se cache derrière ces images. Ils nous rappellent l’importance de replacer les documents dans leur contexte historique.

La mission civilisatrice

Les films Le miracle de l’eau et Chercheurs d'eau montrent les grands travaux hydrauliques menés par la France en Tunisie et en Algérie au début des années 50 en faisant l’éloge du génie civil français. Ce qui frappe d’abord le spectateur, ce sont les références religieuses, presque christiques, qui émanent de ces films. Le colon y est décrit comme un « sauveur ». L’eau, élément essentiel, ramène à la notion de vie. Une symbolique très forte que l’on retrouve dans des expressions comme : la « résurrection de la steppe tunisienne » en « jardin des Hespérides » ou « la baguette de Moïse transformée en turbine de l’hydraulicien moderne ». Pour Nicolas Bancel, « la colonisation a toujours eu un aspect moderne et prométhéen ». « La dialectique coloniale est simple, ajoute Pascal Blanchard : on amène la vie, on amène la solution technique, on fait renaitre des terres qui étaient mortes depuis Rome ».

Le film Le miracle de l’eau s’appuie d’ailleurs sur les premiers ouvrages hydrauliques bâtis par les Romains en Tunisie. En montrant les infrastructures romaines restées en jachère, on cherche à justifier la colonisation. Comme si la France reprenait le flambeau de l’Empire romain. « Cela amène à l’idée que l’occupation est légitime puisque l’Empire romain s’étendait sur tout le pourtour méditerranéen et en particulier sur les possessions françaises. Il y a donc toute une dimension mythologique évoquant la colonisation française comme continuité de la colonisation romaine » explique Nicolas Bancel. Pascal Blanchard va plus loin : « Pour montrer que la présence française est légitime, on montre du concret : l’eau est irriguée et maitrisée. Comme si les populations présentes avant la colonisation française étaient illégitimes puisqu’elles n’ont pas été capables de le faire ». À travers l’eau, on va pouvoir bâtir un devenir. La France est donc là au service des populations locales et à travers l’emblème de l’eau, elle relève le glaive de Rome, elle redonne la vie. « L'eau sert à la fois de démonstration concrète et en même temps elle permet de faire l’allégorie de l'entreprise coloniale dans sa soit disant pureté » poursuit Pascal Blanchard.

L’autre point qui reflète la mission civilisatrice et universaliste française, c’est l’absence à l’image du colon blanc. « Avant 1945, le colon était omniprésent dans la propagande. Il était l’administrateur. Il devait montrer la présence tutélaire de la France » explique Pascal Blanchard. Ici, ce sont les ouvriers tunisiens, algériens et des immigrés espagnols que l’on filme sur les chantiers. On observe donc un changement de paradigme dans l’approche propagandiste. « Ce qui est nouveau, c’est que l’on veut montrer qu’il y a une appropriation de la technologie. Une forme de transmission partielle. Il faut montrer que la technologie française va aider au développement et que tout ce qui est investi est fait pour les population locales », souligne Nicolas Bancel.

Hors-champ : repressions et investissements

Pour les deux historiens, une remise en contexte historique s’impose. Derrière ces images, se cachent des vérités non-dites. « Repressions et investissements sont les deux mamelles du système colonial français » affirme Nicolas Bancel. Nous sommes à la sortie de la Seconde Guerre mondiale. Une époque de crise. Tourné en 1953, le film Chercheurs d'eau se déroule en partie à Kherrata, lieu d’une violente et massive répression par l’armée française en 1945 d’un soulèvement populaire, répression qui a fait plusieurs milliers de morts. On voit d’ailleurs le pont de Kherrata dans le film. Un plan symbolique puisque c’est là qu’a eu lieu le massacre. « C’est de ce pont qu’ont été jetés des corps d’Algériens par l’armée française » commente Nicolas Bancel. Pour Pascal Blanchard, « montrer ce pont, c’est prouver que la paix est revenue, comme la paix romaine ». Par ce film, il y a donc une volonté de réhabilitation de l’action de la France dans cette région. On souhaite effacer de la mémoire algérienne le sang qui a coulé et le traumatisme qui demeure. « Depuis 1945, il n’y a pas une minute dans l’empire où l’armée française n’est pas en guerre. On doit justifier constamment cet état de guerre permanente. On fait la guerre pour le bien des populations locales » ajoute Pascal Blanchard. Indochine en 1946, Algérie en 1954, Cameroun en 1955 : les aspirations indépendantistes obligent l’État français à réformer sa politique coloniale et à résister au grand mouvement mondial de décolonisation.

L’autre point important, c’est la nouvelle politique économique de la France à cette époque. Jusqu’à la fin de la deuxième Guerre mondiale, l’État français n’investissait pas directement dans les colonies autrement qu’en payant les fonctionnaires. « Même s’il y a eu quelques entorses à ce principe, il a guidé l’action coloniale. C’est ce qui explique le faible développement économique et la pauvreté des infrastructures », commente Nicolas Bancel. Pourquoi limiter les investissements ? Parce que les colonies doivent d’abord rapporter à la France « sans qu’elles interférent sur le développement économique de la métropole par des ponctions qui auraient été faites via l’impôt sur les particuliers et les entreprises métropolitaines » poursuit Nicolas Bancel. Une philosophie qui change à partir de 1945. On voit des révoltes un peu partout dans le monde et de plus en plus de territoires aspirent à l’indépendance. Déjà en 1944, la conférence de Brazzavile qui envisage de réformer l’empire colonial français maintient l’idée d’une assimilation progressives des colonies. « Or, pour maintenir l’Empire, il faut que la France apporte un véritable développement et réalise sa mission civilisatrice », ajoute Nicolas Bancel. Ainsi, un grand plan de 740 milliards de francs CFA sur 10 ans va être mis en place pour développer les infrastructures de transport afin de désenclaver les zones les plus isolées et permettre d’acheminer les matières premières. Un effort qui vise aussi, mais secondairement, le bien-être des populations locales. « On construit des hôpitaux, des écoles. Cela produit des effets incontestables. On passe, de 1946 à 1959, d’un taux de scolarisation d’environ 4% à environ 12% d’une classe d’âge. C’est ce changement de politique que souhaite matérialiser ces films. C’est une réponse aux critiques qui se manifestent après 1945 quant au caractère très inégalitaire de la colonisation », affirme Nicolas Bancel.

Pour autant, il ne faut pas oublier que l’économie agricole est préemptée par le colonat européen. « L’inégalité foncière est énorme » souligne Nicolas Bancel. Si l’eau potable est destinée aux villes où cohabitent population locale et européenne, l’eau va aussi ensemencer des terres arides, opération qui certes va bénéficier aux Algériens et aux Tunisiens mais va aussi alimenter un large programme agricole en partie destiné aux exportations pour la métropole.

« Si vous ne remettez pas les films dans leur contexte, vous ne pouvez pas comprendre le mode de fonctionnement de l’opinion publique de l’époque. La démonstration est parfaite. Il n’y a pas de mensonge. C’est ça qui est fort. C’est la démonstration par la preuve. Qui peut considérer que c’est mal d’amener de l’eau ? C’est ça la force du film. Si vous restez sur la démonstration, c’est très efficace. Mais il faut aller plus loin : Pourquoi s’intéresse-t-on à ça ? C’est là que l’on rentre dans les mécanismes de la propagande et de ses manœuvres pour convaincre les populations. »

Pascal Blanchard

Une propagande qui porte ses fruits

La propagande coloniale a été très efficace selon les deux spécialistes. L’opinion adhère à la politique coloniale et à la mission civilisatrice. Diffusés avec les Actualités françaises dans les cinémas, ces films étaient destinés principalement à la métropole. À cette époque, la plupart des Français ne voyagent pas dans les colonies. Il faut convaincre pour qu’il y ait un consensus autour de la colonisation comme le souligne Pascal Blanchard : « Il faut justifier les milliards investis. Dans certaines régions de France, on sort à peine des tickets de rationnement. La démonstration est la suivante : vos impôts sont bien employés dans les territoires et les rebelles ne sont plus une menace pour la colonisation. Et cela marche ».

Ce consensus est rendu possible grâce à la propagande coloniale et à la pénétration des idées coloniales dans la population française depuis la fin du XIXe siècle. Bien sûr l’opposition anticoloniale existe. En politique, l’extrême gauche, alors appelée anarcho-syndicaliste, s’oppose à la colonisation. Avant 1914, la droite monarchiste et « populiste » trouve l’entreprise coloniale tout à fait inutile car elle dépense une énergie nationale qui devrait être focalisée sur la reconquête de l’Alsace-Lorraine. Des intellectuels comme ceux appartenant au mouvement des surréalistes vont aussi largement critiquer la colonisation durant l’entre-deux-guerres. Cependant, dans son ensemble, l’opinion française valide la politique coloniale. L’exemple le plus significatif de cette adhésion est la grande exposition internationale et coloniale qui s’est tenue à Vincennes en 1931. Un rassemblement qui enregistre 31 millions de tickets vendus et plus de 8 millions de visiteurs. En parallèle, la contre-exposition organisée par le Parti communiste ne réunit que 5000 visiteurs. « Après 1945, il existe des débats sur la colonisation, mais pas sur la perte de l’empire. L’Empire offre une grandeur qui est assez réconfortante après la Seconde Guerre mondiale », complète Nicolas Bancel.

Une propagande efficace qui aura un impact direct à l’heure de la guerre d’Algérie. « Cette propagande va endormir une grande partie l’opinion et rendre incompréhensible ce qu’il se passe réellement de l’autre côté de la méditerranée », conclue Pascal Blanchard.

9e Journées de l'Histoire de l'Institut du monde arabe : «Paysages, climats et sociétés de l'Antiquité à nos jours»
Projection-rencontre proposée par l'INA « L'eau, enjeu de la propagande coloniale ? ».
16h30 - 18h. Auditorium (niveau -2)