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Vincent Petit : «Corto Maltese est un personnage nécessaire»

Vincent Petit : «Corto Maltese est un personnage nécessaire»

LUNDI DE L’INA – Pour ce dernier rendez-vous de la saison, l’INA met à l’honneur la bande dessinée avec une séance baptisée « À la recherche d’Hugo Pratt », un voyage dans les archives consacré au père de Corto Maltese en compagnie de Vincent Petit, éditeur chez Casterman qui a supervisé de nombreuses éditions de l’œuvre d’Hugo Pratt, dont, depuis 2015, la reprise par de nouveaux auteurs de son personnage culte. Nous lui avons posé quelques questions avant son intervention.

Propos recueillis Benoît Dusanter - Publié le 04.06.2024

Corto Maltese, un personnage emblématique de la bande dessinée. Crédits : Cong S.A. Hugo Pratt. 1983

INA - Comment êtes-vous devenu l’éditeur du catalogue d’Hugo Pratt ?

Vincent Petit - Il se trouve que je suis un grand fan d’Hugo Pratt et de Corto Maltese depuis mon adolescence. Je suis entré dans le service éditorial des éditions Casterman dans les années 2000. J’ai d’abord été stagiaire, puis assistant d’édition et maintenant éditeur. Depuis le début, je travaille sur le catalogue d’Hugo Pratt. Aujourd’hui, mon activité consiste à faire vivre ce fonds : je suis les nouvelles éditions, les nouveaux auteurs qui relancent la série comme Rubén Pellejero et Juan Díaz Canales ou Bastien Vivès et Martin Quenehen. C’est un vrai plaisir quand on est fan de pouvoir suivre la création.

INA - Vous ne l’avez jamais rencontré ?

Vincent Petit - Hugo Pratt est décédé en 1995. Je n’ai jamais pu le croiser, même en dédicace. Je suis l’éditeur de son œuvre, mais je n’ai jamais rencontré l’auteur. C’est un peu particulier pour moi et c’est un peu frustrant en tant que fan. Aussi, lorsque l’INA et la BPI (Bibliothèque publique d’information) m’ont proposé cet exercice, j’ai vu cela comme une occasion de créer ce rendez-vous raté en me disant : « Je ne peux pas lui poser de question, mais je peux y trouver certaines réponses. »

INA - Qu’avez-vous découvert sur lui dans ce voyage à travers les archives de l’INA ?

Vincent Petit - Cela m’a confirmé qu’Hugo Pratt avait une très haute vision du medium « bande dessinée ». Il a été l’un des premiers à donner une dimension littéraire à la BD et à la faire accepter auprès des adultes dans une époque où elle était encore considérée comme un sous-genre, en tout cas, plutôt destiné aux enfants. Il se considérait d’ailleurs lui-même d’abord comme un auteur et un artisan. On le voit dans les archives : à la fin de sa vie, il était invité dans les grandes émissions littéraires face à Frédéric Mitterrand ou Bernard Rapp. Il y a donc une spécificité dans son œuvre et sa personnalité.
Il apparait également comme quelqu’un de très professionnel qui n’hésite pas à démarcher les éditeurs et à négocier des contrats. Sans être arrogant, il n’a aucun complexe à parler d’argent. Même si ce n’est pas son sujet, il était très décomplexé là-dessus.

INA - Parlez-nous de son personnage Corto Maltese.

Vincent Petit - Dès le départ, c’est une création particulière. Corto Maltese est né en 1967. Il n’y a pas beaucoup de héros qui ont cette aura : il a une très grande notoriété auprès des lecteurs et des lectrices. C’est l’un des rares personnages dont on connaît l’image même si on n’a pas lu les albums, il est vraiment iconique. Il véhicule l’aventure et la liberté avec une certaine élégance, sans frontière. Comme le dit Pratt : « c’est le drapeau de l’amitié ». Quelques soient les affiliations de chacun, il est fidèle en amitié, il n’a pas de préjugés raciaux, religieux ou politiques. Il est aussi très respectueux des femmes à une époque de création où les personnages féminins étaient surtout des faire-valoir. Hugo Pratt détestait le terme de héros qui, selon lui, avait une connotation fasciste, il préférait la notion de « protagoniste d’aventures ». Selon moi, Corto Maltese est un personnage nécessaire car il représente une certaine universalité, une ouverture sur l’autre et sur le monde. Il me semble qu’à l’heure où les communautés sont de plus en plus retranchées sur elles-mêmes, nous avons vraiment besoin de personnages comme lui.

INA - Quelles étaient les principales sources d’inspirations d’Hugo Pratt ?

Vincent Petit - Il a eu de multiples influences, mais il ne les hiérarchisait pas. Il se revendiquait à la fois de Conrad, Stevenson, ou Kipling, mais aussi des feuilletons américains comme Tarzan et Flash Gordon. Il aimait autant lire L’île au Trésor que des textes spécialisés sur la Kabbale. Et puis sa propre vie a bien sûr joué un rôle fondamental : son enfance à Venise, son père militaire, la guerre… Il a aussi vécu en Éthiopie et en Argentine. Il le disait lui-même : « Je vis dans un monde fables ». Toute sa vie, Hugo Pratt a rendu hommage aux choses qui l’avaient marqué quand il était jeune.

INA - Selon vous, c’est ce mélange des genres qui a permis à Hugo Pratt de faire entrer la bande dessinée dans la littérature ?

Vincent Petit - Mélanger l'histoire avec les références littéraires, les références cinématographiques et les références kabbalistiques pour écrire un récit d'aventure n’a rien d’anodin… Corto Maltese n’est pas une œuvre à prendre à la légère. Je relis régulièrement l’intégralité des albums et, à chaque fois, je découvre de nouvelles références ou un nouveau clin d'œil. Pour autant, Hugo Pratt se méfiait des BD avec trop de texte. Il travaillait beaucoup l’écriture pour qu’elle soit pertinente et percutante. Un érudit comme Umberto Eco disait : « Quand je cherche à me détendre, je lis un essai de Engels, quand je veux quelque chose de sérieux, je lis Corto Maltese.» Tout est dit ! Le premier appel, c’est l’aventure, le voyage et l’action—mais derrière se cache une œuvre très riche, avec différents niveaux de lecture.

INA - Existe-t-il un effet miroir entre Hugo Pratt et son personnage ?

Vincent Petit - C’est difficile à dire. D’un côté, Hugo Pratt était un humaniste et un héros charismatique à part entière. Il a vécu des choses assez folles et fait des rencontres incroyables tout au long de sa vie. En même temps, il y a des points communs incontestables avec son personnage. Mais à l’inverse de Conan Doyle avec Sherlock Holmes, Hugo Pratt n’a jamais été tenté de se débarrasser de Corto car il lui faisait de l’ombre. Il n’est pas l’auteur dont la création l’a dépassé. Il est l’auteur grâce auquel on a accès à une création séduisante. On le voit dans les archives, ce n’est pas Corto Maltese qui fascine les médias ; c’est Hugo Pratt, le créateur, avec son côté « maestro ». Presque sur un pied d’égalité avec Corto, liés par la BD dans une « association de bienfaiteurs ».

«À la recherche d'Hugo Pratt»
Une séance animée par Vincent Petit
Lundi 10 juin 2024 à 19h

Bibliothèque publique d'information
Centre Pompidou
Place Georges-Pompidou 75004 Paris
Niveau -1 : Petite Salle

Entrée gratuite sur inscription