Lamya Essemlali, présidente Sea Shepherd France, est l'invitée exceptionnelle du Lundi de l'INA. Crédits : Sea Shepherd.
INA – Comment est né votre engagement pour Sea Shepherd ?
Lamya Essemlali - Tout a commencé en 2005 lorsque j’ai rencontré le capitaine Paul Watson (le fondateur de la Sea Sheperd Conservation Society, NDLR) à Paris. À cette époque, je voulais déjà m'engager pour l'environnement. J'étais diplômée d’une licence de biologie et d’un master en protection de l'environnement. Je me suis vraiment reconnue dans le discours de Paul. Sa philosophie et son mode d'action ont fait écho chez moi. J'étais déjà engagé dans d'autres ONG. J'avais fait un peu de bénévolat pour le WWF et levé des fonds pour Greenpeace. Mais c'était sans grande conviction. J'ai vraiment trouvé chaussure à mon pied avec Sea Shepherd, de par la philosophie et le mode d'action combatif qui correspond à l'idée que je me fais de l'engagement.
INA – Sea Shepherd s’est fait connaître par ses actions coup de poing… c’est ce qui vous a plu ?
Lamya Essemlali – La toute première action de Sea Shepherd a eu lieu en 1977 au Canada. Une équipe avait aspergé de la teinture biologique indélébile sur des fourrures de bébés phoques pour ruiner leur valeur commerciale. Très vite, Paul Watson a lancé des opérations coups de poings qui ont marqué l'ADN de l'organisation, comme couler des baleiniers à quai, réaliser des éperonnages en mer… Dans les années 80, les enjeux étaient principalement liés à la chasse baleinière, aux dauphins et aux animaux marins charismatiques. Aujourd’hui, Sea Shepherd fait des missions pour l'ensemble de la vie marine. On a eu des missions pour les concombres de mer ou pour les requins qui malheureusement n'ont pas le même capital sympathie que les dauphins. Des missions pour les saumons aussi. Malheureusement, tout le monde s’en fiche éperdument. L'intérêt des espèces charismatiques, c'est qu'elles permettent d'attirer l'attention du grand public sur des enjeux qui, finalement, concernent tout un ensemble d’espèces.
INA – Vos actions sont souvent qualifiées de radicales. Qu’en pensez-vous ?
Lamya Essemlali – Nous faisons des choses que d’autres ne font pas, allons dans des zones où d’autres ne vont pas et disons des choses que d’autres ne disent pas. Nous avons des limites très claires : ne jamais blesser personne et respecter la réglementation. Nous agissons en lanceur d’alertes pour que l’opinion et les médias s’emparent du sujet. Il nous semble important de bouleverser le statu quo et de marquer les esprits. Paul Watson résume très bien cette idée lorsqu’il dit : « Une baleine qui se fait harponner, ce n'est pas une histoire. Des gens qui risquent leur vie pour sauver cette baleine, là ça devient une histoire ». Nos actions ont cet avantage indéniable parce qu'elles sortent de l'ordinaire. Elles braquent les projecteurs sur des enjeux qui resteraient autrement complètement dans l'ombre, avec une omerta et une méconnaissance du grand public.
INA – Vous jouissez aujourd’hui d’un capital sympathie auprès du grand public, pourtant, ça n’a pas toujours été le cas. Comment l’expliquez-vous ?
Lamya Essemlali – Je pense que les légendes urbaines autour de Sea Shepherd ont de moins en moins de place. Nous communiquons et argumentons davantage. Cela passe par des livres, des documentaires, des conférences, nous intervenons dans les écoles… Il y a une couverture presse plus importante. Tout cela permet au grand public de nous connaître. C’est donc plus difficile pour nos détracteurs de nous diaboliser en racontant n'importe quoi. Sea Shepherd n'a jamais tué personne ! Il y a aussi le fait que la situation environnementale ne s’améliore pas. Signer des pétitions et rester gentiment assis sur son canapé ne suffit plus. Cela légitimise encore plus nos actions par rapport à une situation qui tend à être désespérée. Nous refusons d'être attentistes face à des situations qui sont inacceptables et dramatiques.
INA – Vos actions sont portées sur la protection des océans. Quel est le plus grand danger pour ces écosystèmes ?
Lamya Essemlali – Aujourd'hui, la première menace qui pèse sur l'océan, c'est la surpêche. Il y en a d'autres bien sûr : la pollution plastique, la pollution chimique, le trafic maritime, le changement climatique… Malheureusement, la liste est longue. La plus immédiate, la plus urgente et la plus préoccupante, c'est la surpêche. C’est le poisson qui est dans nos assiettes. C’est-à-dire cet appétit insatiable pour les poissons que nous avons malheureusement tendance à considérer comme une commodité et pas comme des animaux. Aujourd'hui, on fixe des quotas de pêche en tonne. On ne fait ça pour aucune autre espèce animale. Il y a une prise de conscience indéniable, mais sans doute pas assez encore rapide, sur les problèmes que peuvent générer la surconsommation de viande. Pour ce qui est de la surconsommation de poisson, on en est encore très loin.
INA – Comment fonctionne l’industrie de la pêche aujourd’hui ?
Lamya Essemlali – Nous vivons dans un système qui permet une surcapacité des engins de pêche. Le secteur de la pêche est sous perfusion financière grâce à des subventions européennes (20 milliards d'euros). On donne à des navires les moyens économiques et technologiques pour aller pêcher de plus en plus loin, de plus en plus profond et pour de moins en moins de poissons. Le système s'effondrerait économiquement s'il n'était pas maintenu artificiellement. C’est ce mécanisme pervers qui entretient la surcapacité de la pêche. Le milieu vivant qu’est l’océan n'est absolument pas en mesure de survivre à cette pression.
INA – Concrètement, comme cela se traduit-il ?
Lamya Essemlali – La pêche est compartimentée en fonction des espèces puis on fixe des quotas. Même au niveau scientifique, les méthodes sont complètement archaïques. Lorsque l’on fixe les quotas de pêche, on se positionne en gestionnaire de stocks. En réalité, les océans sont des écosystèmes complexes où tout est interdépendant. On ne prend jamais en compte le fait que ces espèces sont aussi la nourriture d’autres prédateurs au sommet de la chaîne alimentaire. On affame clairement les dauphins, les requins et les oiseaux marins. Par ailleurs, d’un point de vue pragmatique, les méthodes de pêches sont très problématiques. Les espèces ciblées interagissent avec les espèces protégées. Les filets de pêche ne font pas le tri. C’est un vrai carnage. Chaque année, des centaines de milliers de mammifères marins meurent ainsi asphyxiés. Les espèces marines ne sont protégées que sur le papier. Pas dans la réalité.
INA – Il existe pourtant des règles…
Lamya Essemlali – Il y a une tolérance et une permissivité complice au niveau réglementaire. On ferme les yeux sur toutes ces captures en disant qu’elles sont accidentelles. Ce sont des espèces que nous sacrifions au secteur de la pêche. Il y a aussi la pêche illégale qui génère toute une économie parallèle.
INA – Quid de l’élevage ?
Lamya Essemlali – C'est une catastrophe écologique, sanitaire et éthique. Les saumons d'élevage en particulier. Cela a des effets en cascade sur l'environnement. Il faut près sept kilos de poisson sauvage pour « produire » un kilo de saumon d'élevage. Pour lutter contre la surpêche, on peut faire mieux. L’autre possibilité est de les nourrir avec du soja qui vient de la forêt amazonienne. Soja qui, en plus de l’importation, est traité avec des procédés chimiques pour ne pas pourrir. On trouve bien souvent des remèdes qui sont pires que le mal. Non, l'élevage ne répondra pas et ne permettra pas de répondre à une demande en poisson.
INA – La solution se trouve donc du côté du consommateur ?
Lamya Essemlali – Si tout ne s'est pas déjà complètement effondré, c'est parce que nous ne sommes pas tous au même niveau de consommation de poisson. L’Union Européenne est la première zone d'importation de poisson au monde. Ce qui est paradoxal puisque le poisson n’y est pas une denrée vitale. La pêche de subsistance ne pose pas de problème. Il y a suffisamment de poissons dans l'océan pour répondre aux besoins de subsistance des populations humaines. Le problème, c'est la pêche commerciale à outrance et la pêche illégale. C'est cette écrasante majorité d’êtres humains qui mangent du poisson comme ils mangeraient des carottes, sans se poser la question de l’impact que cela peut avoir. Il faut développer les alternatives végétales. On ne peut plus continuer à baser notre alimentation à ce point sur des protéines animales. C'est suicidaire. Si vous vous demandez ce que vous pouvez faire pour l'océan, posez-vous la question de savoir si le poisson qui est dans votre assiette est vital pour vous. Il faut arrêter de sacrifier les intérêts essentiels d'autres espèces pour nos besoins superflus.
INA – Y a-t-il un défaut d’information selon vous ?
Lamya Essemlali – Il y a clairement un manque de conscience sur le sujet. La consommation de poisson a doublé en 50 ans. On considère l'océan comme un garde-manger et pas comme un milieu vivant. Il y a un manque de sensibilité, de connexion. L’océan est le berceau de la vie. La France possède la deuxième plus grande surface maritime au monde. Nous sommes le seul pays à être présent sur tous les océans de la planète. Sous notre juridiction, nous avons plus de 11 millions de kilomètres carrés de surface maritime. C’est colossal. Notre nation devrait être une pierre angulaire en matière de conservation des océans. Lors de notre opération « Dolphin ByCatch 7 » dans le golfe de Gascogne en février dernier, nous nous sommes rendu compte que peu des gens savaient qu’il y avait des dauphins en France. Même dans des villes côtières. Je cite souvent Eric Tabarly à ce sujet : « Pour les Français, l'océan, c'est ce qu'ils ont dans le dos quand ils étendent leur serviette de bain sur la plage ». C’est terrible. On n'a pas le droit d'être aussi déconnectée lorsque l’on est une citoyenne ou un citoyen de la deuxième plus grande puissance maritime mondiale. C’est l’une des missions de Sea Shepherd : aider les gens à se reconnecter à l’océan.
Lundi de l'INA
« Les silences de la mer : quels porte-paroles pour la préservation des océans ? ».
Séance animée par Lamya Essemlali, présidente Sea Shepherd France
Lundi 12 décembre à la Bibliothèque Français Mitterrand à Paris.