Claudie Haigneré lors du Lundi de l'INA consacré à la vulgarisation de la conquête spatiale à la télévision au CFJ le 13 février 2023. Crédits : INA/ Didier Allard.
INA - L’espace a toujours été une source de rêve et d’inspiration pour la fiction. Y a-t-il une œuvre qui vous a particulièrement marquée ?
Claudie Haigneré - Je devais être foncièrement exploratrice dans ma tête d'enfant curieuse. Il y a bien sûr une partie d'imaginaire, mais le déclic pour moi, ce qui m'a amené à m'engager dans ce parcours-là, ça a été un fait réel : c'était le premier pas de l'homme sur la Lune en juillet 1969. J’ai également vu au moins 10 fois « 2001, l'Odyssée de l'espace » de Stanley Kubrick. C’est un film qui m’a complètement embarquée. J’ai volé en 2001, je peux faire la comparaison entre le film et ce que j’ai vraiment vécu.
INA - Quels souvenirs gardez-vous du 20 juillet 1969 ?
C. H. - J’avais 12 ans. C’était un moment de fascination, d'émerveillement, presque d’incrédulité. Ce qui était très marquant, c’est ce sentiment que quelque chose d’impossible et d’inaccessible devenait réel. Ce jour-là, ce qui était du domaine de l'imaginaire est devenu une réalité. J’étais en France en camping avec mes parents. Nous étions tous réunis autour d’un petit écran noir et blanc à ne pas faire de bruit pour regarder. C’était un moment magique, partagé à l'unisson, par une grande partie de l'humanité. Je m’en souviens très bien.
INA - Que retenez-vous de votre expérience spatiale ?
C. H. - L’espace vous offre une vision plus globale sur la planète, sa fragilité et son isolement, cela nous rappelle notre finitude à nous, en tant qu'humain dans cet infini de l'univers. C’est quelque chose qui transforme votre existence ! Je suis consciente de la chance d’appartenir aux quelques privilégiés qui sont allés dans l'espace. D’autant plus quand vous êtes la première femme de France, grâce au CNES et de l’Agence Spatiale européenne. Je n’avais pas de blocage autour de moi, venant de mon entourage. J’étais motivée, j’avais le sentiment d’être à ma place. Et puis j'étais différente des autres profils d’astronautes, presque tous des hommes. J'étais médecin, chercheur, donc j'apportais quelque chose d’autre dans des équipages qui étaient plutôt opérationnels ou militaires. Je n’ai pas eu tous ces blocages qui existent par ailleurs dans la tête de beaucoup de jeunes filles, consciemment ou inconsciemment. Si vous regardez aujourd'hui la dernière sélection de l'Agence spatiale européenne, près de 25 % des candidatures étaient des candidatures féminines. À mon époque, c’était 10 %. Je pense que moi et quelques-unes avons un petit peu fait bouger les choses en inspirant à l’audace de tenter, par l’exemple.
INA - L’espace attire aujourd’hui de nouvelles puissances et des acteurs privés. Quel regard portez-vous sur ces changements ?
C. H. - Le XXe siècle était celui des pionniers : premier vol de Gagarine en 1961, première femme avec Valentina Terechkova en 1963, première sortie extravéhiculaire en 1965, premier pas sur la Lune en 1969, dans une course menée à l’époque entre les USA et l’URSS. Il y a aujourd’hui un changement de paysage considérable, à la fois géopolitique et géostratégique avec l'arrivée de nouvelles puissances comme la Chine. Nous ne sommes pas en guerre froide, mais il y a clairement une course entre les États-Unis et la Chine pour le leadership dans l’espace, qu’il soit technologique ou d’influence. Et puis, il y a l’arrivée des acteurs privés avec cette capacité à bouleverser le paysage économique par des innovations parfois disruptives. Il y a toujours eu des entreprises privées au niveau du complexe “militaro-industriel”, mais dans un format classique. Les nouveaux acteurs sont des entrepreneurs privés innovants et agiles, venant pour la plupart du digital et non de l’aéronautique. Ils ont donc cette capacité à bousculer les structures établies et même les imaginaires.
INA - L’espace est aussi intrinsèquement lié à nos modes de vie actuels…
C. H. - Absolument ! Aujourd'hui l’espace est partie prenante de chaque instant de notre vie en tant qu'individu par la possibilité de se connecter grâce aux satellites notamment. En tant que société aussi. Tous ces signaux d’observations de la Terre, de télécommunication, de positionnement, c’est ce qui nous sert à faire société, à avoir des actions publiques, des politiques d’urbanisation, etc…. L’espace, par l’observation à distance, est aussi majeur pour la prise de conscience écologique et la surveillance du changement climatique pour la mise en place de mesures de préservation de la planète et de sa biodiversité. Et puis, il y a une autre composante qui est quand très présente aujourd'hui, on le voit avec la guerre en Ukraine, c’est l'espace comme terrain de conflictualité.
INA - Thomas Pesquet a beaucoup photographié la Terre et sensibilisé sur l’écologie…
C. H. - En 1968, quand il y a eu la première image de la Terre vue par les astronautes d'Apollo 8 qui tournait autour de la Lune, c'était un émerveillement. Ça a été aussi le réveil d’une conscience écologique qui est née à ce moment-là. Les satellites sont des outils précieux pour mesurer le changement climatique, ses évolutions et la manière d’agir puisque cela permet de quantifier. C'est bien beau de dire qu’il y a un changement climatique, mais encore faut-il avoir des données qui en montrent l’évolution pour agir efficacement. C’est le spatial qui est l’outil clé pour le faire, en complément des données collectées au sol.
INA - Quelle est la prochaine étape ?
C. H. - Il y a un regain de l'exploration habitée et des destinations au-delà des stations spatiales en orbite basse. La Lune est sur les agendas de tout le monde. C’est à la fois pour poursuivre des recherches scientifiques, et pour apprendre comment y vivre, séjourner, travailler, en surmontant l’hostilité de cette surface lunaire à la présence humaine. Il va falloir apprendre à stocker l'énergie, à purifier l'eau, à purifier l’air, à gérer les déchets et les ressources très limitées par une économie circulaire performante. On vise plutôt le pôle Sud de la Lune car il y a des glaces d’eau, une ressource très utile à l'installation d’équipages en surface. Cela permettrait à la fois d'extraire l'eau indispensable à la vie et de casser les molécules d'eau pour avoir de l'hydrogène et de l'oxygène. L'oxygène que l’on respire, mais aussi l'oxygène comme carburant pour partir de la Lune et potentiellement transformer le transport spatial. On appelle cela dans notre jargon ISRU (in situ ressource utilisation). L’idée n’est pas d’extraire les ressources célestes pour des besoins terrestres (c’est presque encore de la science-fiction), il s’agit de développer une autonomie technologique pour envisager les étapes ultérieures de l’exploration habitée.
INA –Une ressource qui nous permettrait d’aller sur Mars ?
C. H. - On parle beaucoup de Mars évidemment. Mais il y a encore trop de questions et peu de solutions. L’exploration robotique martienne est aujourd’hui remarquable. Puis, il y a des sondes et des missions spatiales en cours absolument extraordinaires, développées en coopération en particulier entre NASA, ESA et CNES, que ce soit le télescope James-Webb, Bepi Colombo qui est en voyage vers Mercure, ou la sonde Juice de l’ESA qui va être lancée au printemps pour un voyage de huit ans vers Jupiter. Par ailleurs, maintenant que l’on maîtrise beaucoup mieux les stations spatiales en orbite basse avec une recherche performante et des laboratoires de très grande qualité, les agences spatiales ouvrent aux entreprises privées la possibilité d’exploiter la qualité de recherche et d’innovation de ces laboratoires en microgravité. Cela libère des budgets de fonctionnement et cela permet aux agences institutionnelles de mettre en œuvre des activités nouvelles avec l’ambition et la détermination à viser des destinations plus lointaines.
INA - Une nouvelle page reste donc encore à écrire ?
C. H. - Je ressens profondément la nécessité pour l’Europe de développer un narratif inspirant autour de l’espace, de créer un récit global à la fois rationnel et responsable, mais aussi plein d’émotions, de promesses et de désir. Nous avons besoin d’ouvertures, de perspectives pour ré-enchanter l’avenir. Le monde d’aujourd’hui me semble plus triste. Pour nous, génération Apollo, le futur, c’était l’an 2000. Dans ce XXIe siècle, l’avenir semble opaque et décourageant, la jeune génération a peur de s’y projeter. Elle est effrayée par la dégradation environnementale, les inégalités sociales, la précarité au travail, elle n’y trouve pas le sens propice à son engagement. Elle relève le défi de la réparation de nos évidentes erreurs passées, mais elle renonce parfois à rêver d’un monde nouveau, meilleur qui reste à construire grâce à leur talent.
À propos de Claudie Haigneré
Rhumatologue, chercheur en neurosciences, Claudie Haigneré a été sélectionnée en 1985 par le CNES, l'Agence française de l'espace, pour intégrer l’équipe des astronautes français. Elle réalise deux missions spatiales : une première en 1996 sur Mir, une seconde en 2001 à bord de la Station spatial internationale. Après cette carrière d’astronaute, elle devient ministre de la Recherche entre 2002 et 2004 puis ministre des Affaires européennes entre 2004 et 2005. De 2009 à 2015, elle préside la Cité des sciences et de l'industrie et le Palais de la Découverte. Elle est actuellement impliquée sur les programmes de retour sur la Lune au sein de l’Agence spatial européenne.