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Le froid, la solitude et la faim : comment Jean-Louis Etienne a traversé le Pôle Nord

Le froid, la solitude et la faim : comment Jean-Louis Etienne a traversé le Pôle Nord

Dans le cadre d’une table ronde baptisée « Grande traversée des Pôles » au Festival Longueur d’ondes à Brest, l’explorateur et grand défenseur de l’environnement s’est prêté à l’écoute d’une série d’archives INA autour du Pôle Nord. Réactions.

Propos recueillis par Benoît Dusanter sur un montage audio de Caroline Ninkovic - Publié le 28.01.2022
Jean-Louis Etienne en 2010. Crédits : PHILIPPE DESMAZES / AFP

Ne perdons pas le Nord
2024 - 07:25 - vidéo

Montage de quatre extraits de la session d'écoute "Ne perdons pas le Nord" dans le cadre de la Carte blanche INA au Festival Longueur d'ondes 2022 à Brest.

INA - Le premier extrait du montage est l’enregistrement d’un blizzard au Pôle Nord. Qu’est-ce qu’évoque pour vous le bruit du vent ?

Jean-Louis Etienne - J’aime le vent. Je suis originaire du Tarn où il y a ce que l’on appelle le vent d’autan, un vent méditerranéen qui souffle très fort. J’habite aujourd’hui à Paris et j’ai toujours la fenêtre légèrement entrouverte pour faire siffler le vent. C’est une musique que j’aime. Surtout quand on est à l’abri. Bien sûr cela m’évoque cette ambiance au Pôle Nord. Quand ça souffle aussi fort que ce que je viens d’entendre, on est sous la tente. On ne voit rien dans le blizzard. C’est ce que l’on appelle le « white out », tout est blanc, on ne voit rien. L’abri sous la tente a toujours été un refuge où je me suis senti bien pour écouter le vent et y être à l’abri.

INA - Le deuxième extrait est une interview de vous le 19 mai 1986, quelques jours après votre traversée du Pôle Nord, où vous évoquez votre relation avec votre matériel.

J.-L. E. - C’était une période où il n’y avait pas de GPS, pas de téléphone. Le Pôle Nord, c'est une retraite intense avec soi-même. On la partage par moment avec le matériel, avec la glace, avec la banquise, on demande le passage. J’ai des souvenirs où je n’en pouvais plus, la banquise était fracturée, ça avait regelé, c’était dangereux, j’ai demandé le passage. Je disais « je ne suis qu’un pèlerin, ouvrez-le passage, laissez-moi passer ». On entre dans une véritable mystique. Pendant ces 63 jours d’isolement total, les alliés c’est le matériel. Le réchaud devient le Saint-Sacrement. En arrivant au Pôle Nord, j’ai parlé au traîneau : « Je te regarde maintenant. Tu as regardé mon dos, tu as vu tous les efforts que j’ai pu faire ». Cela fait partie de l’équipage. Je fais souvent la comparaison avec les navigateurs en solitaire du Vendée Globe. Quand vous passez 4 mois en mer avec votre bateau, il fait partie de votre existence. Ce sont des alliés qui parfois vous trahissent mais il se crée une harmonie avec le matériel qui prend vie. Armel Le Cléac'h, le vainqueur du Vendée Globe 2016-2017, me disait qu’il voulait fêter sa victoire avec son bateau, mais que cela avait été impossible à cause de la foule incroyable à son arrivée. Il avait trouvé cela très violent. Quand je suis arrivé au Pôle Nord, il n’y a pas de panneau « ici le Pôle Nord », il n'y’avait rien. Quand j’y suis arrivé je me suis dit : « ça y est, j’y suis ». Ça été une libération. Toutes les cellules de mon corps étaient en apaisement totale.

INA - Dans la troisième archive, l’explorateur Mick Horn revient sur plusieurs anecdotes de son expédition au Pôle Nord. Il dit également avoir « envie de rester vivant ». Avez-vous eu peur lors de vos aventures?

J.-L. E. – Mick Horn souligne un point important. L’apport en calories. L’homme est un animal à sang chaud ! Au Pôle Nord, il faut beaucoup manger pour vaincre le froid et rester à 37°c. D’ailleurs on a une faim de graisses. Je me souviens, je mangeais du beurre. La tablette de beurre était dure comme le marbre. Je la cassais et ramassais les éclats pour les manger. C’était de la glace pur beurre ! Le plus froid que j’ai connu c’était -53°c au thermomètre. Je voyais que je rentrai en hypothermie. J’avais froid, j’étais seul, mais je pense que c’est ce qui m’a sauvé. Tous ceux qui avaient essayé avant moi avaient échoué sauf quatre Finlandais. C’est excessivement difficile. On ne voit jamais l’horizon. On doit régulièrement passer des barrières de glace. Il faut faire basculer le traîneau etc. On est extrêmement vulnérable. Je pense que si l’on avait été deux, nous nous serions dit que nous dépassions nos limites. La solitude m’a permis de maîtriser ma volonté de rester. Ça a été assez puissant. J’ai puisé beaucoup de force dans la résistance à la tentation de l’abandon. Alors est-ce que j’ai eu peur ? Je savais que si je passais à travers la glace, je ne remonterai pas. L’autre danger, c’était l’ours. Je n’avais pas d’armes. Je n’ai vu qu’une fois des traces d’ours. Là encore, je rentrai dans une mystique totale où je demandais le passage à l’ours. On appelle Dieu quand on en a besoin souvent. J’ai donc appelé le Dieu du Pôle pour me protéger. J’étais un simple pèlerin. Ce sont des délires qui vous mettent un peu à l’abris.

INA - Le quatrième et dernier extrait est une interview de vous en 2010 dans laquelle vous parlez de « l’équation du siècle », à savoir la transition entre les énergies fossiles et les énergies nouvelles.

J.-L. E. - Nous sommes la civilisation carbone. Nous nous sommes développés grâce à une énergie peu chère. C’est ce qui est en train de nous jouer des tours. On a longtemps cru que l’on pouvait tout envoyer dans le ciel. En 2020, l’humanité a envoyé 43 milliards de tonnes dans l’atmosphère. On a perdu beaucoup de temps. Dans un premier temps, le réchauffement climatique était un sujet de conversation populaire. Aujourd’hui, c’est une urgence absolue. Lorsque l’on parle d’économie et d’argent, tout le monde comprend. Quand vous parlez d’énergie avec du kilowatt ou du gigawatt, on perd tout le monde. Il faut donc passer des énergies fossiles sur lesquelles toute notre civilisation s’est développée, aux énergies que je nomme « solaires instantanée ».

L’autre problème, se sont les déchets. L’avantage, c’est que l’on sait où ils sont. Avant il y avait les terrils. L’intensité du déchet est à l’image de l’énergie qui a été produite. Le CO2 lui est irrécupérable. Seule la nature capte le CO2. Les océans captent la moitié du gaz carbonique. Mon projet Polar Pod a pour objectif d’étudier cela. L’océan Austral est le principal puis de carbone car les eaux sont froides. À lui seul, il absorbe la moitié du CO2 qui est absorbé par l’ensemble des océans du monde. C'est un défi passionnant.

Ne perdons pas le Nord
2022 - audio

Version longue de la session d'écoute "Ne perdons pas le Nord" dans le cadre de la Carte blanche INA au Festival Longueur d'ondes 2022 à Brest.