Le monde de l'abondance et de la consommation analysé en 1975

LE CONTEXTE.

Les soldes d'été qui se déroule du 28 juin au 25 juillet 2025 mettent en exergue l'idée de consommation, voire de surconsommation. La pandémie de COVID-19, la guerre en Ukraine, les nombreuses pénuries afférentes et l'inflation galopante pointent la fragilité systémique de notre société de consommation qui paraissait jusqu'à récemment illimitée.

Le 24 août 2022, le président Emmanuel Macron avait dressé un bilan sombre de l’état de la société de consommation. Sur un ton grave, lors d'un propos liminaire en ouverture du Conseil des ministres, il avait déclaré : « Je crois que ce qu'on est en train de vivre est de l'ordre d'une grande bascule ou d'un grand bouleversement », ajoutant : « Nous vivons la fin de l'abondance, celle des liquidités sans coût - on devra en tirer les conséquences économiques - celle de produits et de technologies qui nous paraissaient perpétuellement disponibles, la rupture des chaînes de valeurs. La rareté de telle ou telle matière ou technologie réapparaît, comme celle de l'eau. »

Cette déclaration tendait à valider l'impression que « le monde d'après » serait plus frugal que celui d'avant, celui qui émergea avec la Révolution industrielle à la fin du XIXe siècle et qui s'est développé en France dans ce que l'on a appelé « Les trente glorieuses ».

L'époque de l’ultra consommation, où tout était disponible à moindre coût, est proche d'être révolue. Cet avertissement résonnait avec les propos de spécialistes et penseurs qui, dans les années 1970, anticipaient déjà le déclin. Sans doute étaient-ils alertés par la première crise du pétrole qui débutait à peine. Le monde traversait l’une de ses premières grosses crises énergétiques et connaissait des pénuries de pétrole. En France, les différents gouvernements allaient inciter les Français à faire des économies d'énergies et à mener la « chasse au gaspi ». Pour les experts, le concept d'une société de consommation infinie était un non-sens.

Le 14 août 1975, l’émission « Des faits et des hommes », était donc consacrée à un postulat : la fin des objets. Postulat inconcevable à l'époque. Plusieurs sociologues, économistes et chercheurs, invités à partager leurs réflexions, alertaient sur la fragilité d'une société de consommation basée sur la satisfaction immédiate des désirs et sur ses nombreux dangers, impliquant une production compulsive et un gaspillage intenable à long terme.

Des discours et questionnements qui devaient paraître plus qu'improbables aux téléspectateurs, à qui on assurait, à grand renfort de « réclames », que les progrès technologiques et le développement industriel permettraient l’émergence d’une consommation de masse intarissable, indispensable au bonheur.

Le bonheur de posséder

Parmi ces spécialistes, nous vous proposons de découvrir en tête d’article le sociologue Jean Baudrillard (il s'agirait de sa première apparition télévisisée. Un doute subsiste sur son identité). Dans cette archive, il présentait son analyse personnelle des dangers d’une quête incessante de biens de consommation et assurait, dans un contexte de croissance limitée, avec la raréfaction des matières premières, l'augmentation des prix et la crise de l’énergie, qu'il devenait nécessaire de faire évoluer la conception de production et de productivité illimitée.

À ses yeux, cette manne continue était illusoire, encouragée par le développement industriel qu’il dénonçait. La société devait selon lui repenser d’urgence le modèle économique, avec la nécessité de redéfinir les bases mêmes de la productivité, en prenant en compte ce qu’il appelait « la responsabilité sociale de l’entreprise ». Changer de modèle économique et social ne pouvait passer, selon lui, que par le respect, « des travailleurs, du consommateur et le respect de l’environnement ».

Mais comment sortir d’une société qui érigeait la consommation comme unique pourvoyeuse de bonheur ? Une société où posséder une multitude d'objets, en changer, les jeter, donnait un sens à la vie de chacun. L’archive qui suit posait cette question en prenant l’exemple de la voiture. Car malgré la crise du pétrole et les appels à faire des économies d’énergie, les consommateurs étaient incités, dans le même temps, par la publicité, à changer de véhicule régulièrement.

Un reportage montrait ce paradoxe, à travers l’exemple d’une femme achetant une nouvelle voiture, alors que l’ancienne fonctionnait toujours « très bien ». À la suite de ce témoignage, le chercheur Jean Bouladon proposait de réfléchir à un autre système de partage des objets. Un système qui aujourd’hui gagne du terrain : la location à l’usage. Louer lui semblait être la solution au gaspillage et à la pollution.

Frustration, consommation et gaspillage

Les invités de l’émission réfléchissaient également sur les causes et conséquences humaine et psychologique de la surconsommation et de son corollaire, le gaspillage. Ainsi Jean Trémolières, célèbre nutritionniste et spécialiste de l'obésité, établissait un lien entre gaspillage, insatisfaction et surconsommation. Un engrenage qui débutait dès l’enfance. Plus tard, en consommant, l’homme cherchait à retrouver la sensation rassurante d'assouvissement. Mais, les objets du désir perdaient de leur attrait aussi rapidement qu'ils étaient consommés. Il fallait ensuite les remplacer, sans jamais atteindre la plénitude. Il avertissait, l’ultra-consommation condamnait l’homme à la frustration éternelle. Acquérir au lieu de faire.

Un nouveau geste : jeter

Dans les années 1970, la société découvrait l'objet éphémère et « jeter » devenait un geste nouveau, voire un progrès social. Adieu les consignes de bouteilles en verre, bonjour les bouteilles d’eau en plastique dont on se débarrassait sans penser à leur impact écologique.

Qui était responsable ? Celui qui jetait ou celui qui fabriquait l’objet qui ne pouvait être que jeté ? Derrière le progrès, certains anticipaient le piège. L'économiste Jacques Attali faisait partie de ceux-là. Il allait plus loin en déclarant que le geste de jeter pouvait mettre en danger la stabilité des sociétés à long terme et augmenter les inégalités. Pour lui, l'acte de jeter mènerait nos sociétés à l'instabilité et à l'effritement. Découvrez pourquoi ci-dessous.

Changer de modèle

En conclusion, Jacques Attali proposait d'échapper à la désagrégation promise en s’orientant vers une société de l’« être » plutôt que du « faire », un projet qui ne déplairait pas aux frugalistes et autres partisans de la «slow life» apparus depuis. Ralentir le rythme représenterait, selon lui, une amélioration considérable, mais ce ne serait possible qu’à travers une volonté politique qui l'autoriserait et l'organiserait. Il déplorait que ce ne soit pas le cas.

Qui sait, le défi de « décroissance » que propose certains permettra-t-il d'atteindre la « sobriété heureuse » défendue par Pierre Rahbi, et à trouver de nouveaux modèles de consommation plus raisonnés et raisonnables, tels que les imaginaient ces défricheurs d'un futur possible.