Robert Badinter est mort dans la nuit de 8 au 9 février 2024 à l'âge de 95 ans. Avocat, écrivain, président du Conseil constitutionnel et sénateur, l'ancien Garde des Sceaux de François Mitterrand fut l'artisan de l'abolition de la peine capitale. Ce combat, il le porta d'abord dans les tribunaux, comme avocat, avant de le mener à l'Assemblée nationale comme ministre de la Justice.
Robert Badinter a combattu toute sa vie contre l'injustice et s'engagea aussi contre l'homophobie ou l'antisémitisme. Comme ministre de la Justice (1981-1986), il est entré dans l'histoire en faisant abolir la peine de mort qu'il qualifiait de « honte commune ». Sa réflexion et ses arguments, il les livra aux députés dans un discours historique prononcé dans l'hémicycle le 17 septembre 1981, discours que nous vous proposons de revoir ci-dessous.
C'est comme avocat que Robert Badinter s'est forgé sa conviction abolitionniste, à l'occasion de deux procès retentissants qui se déroulèrent dans l'Aube. Les procès Claude Buffet et Bernard Bontems (juin 1972) qui aboutit à la condamnation à mort des deux hommes, Robert Badinter défendant Bontems sans succès. Puis le procès de Patrick Henry (janvier 1977) dans lequel Robert Badinter réussit à sauver son client, condamné à perpétuité.
La peine capitale, aurait-elle été abolie en France sans l'éloquence de cet avocat talentueux ? Dans l'entretien riche en révélations que nous vous proposons de découvrir en tête d'article, Robert Badinter dévoile que le métier d'avocat n'avait pas été une vocation et raconte comment il acquit son éloquence.
« Je suis devenu avocat par pur hasard ». Ce métier d'avocat, s'il fut la passion de sa vie, ne fut pas le premier choix de Robert Badinder. Voici une bien surprenante confidence faite à Bernard Pivot le 11 avril 1997 dans « Bouillon de Culture », entièrement consacré à sa vie et son œuvre.
Parmi les ouvrages évoqués ce soir-là : L'exécution (consacré au procès Bontemps) et Un antisémitisme ordinaire qui paraissait tout juste. Cet ouvrage était consacré à ses découvertes réalisées dans les archives judiciaires et administratives sur la situation des avocats juifs du barreau de Paris durant la Seconde Guerre mondiale. Il y était notamment question d'Henry Torrès (1891-1966), son mentor, celui qui lui donna sa chance en tant que jeune avocat. Un homme dont il fut très proche et qu'il admirait.
Lors de cet entretien, le ton est détendu et l'ancien ministre se confie et évoque ses débuts d'avocat. Une carrière qu'il débuta en novembre 1950, à l'âge de 22 ans. « À cet instant-là, ce n'est vraiment pas une vocation délibérée », avoue-t-il à Bernard Pivot, avant de poursuivre : « Je voulais consacrer ma vie à l'enseignement du droit. Je savais qu'il n'y avait rien de plus beau que d'enseigner le droit ». Il se dévouera finalement aux deux avec la même passion.
Son admiration pour Henry Torrès
Robert Badinter revient volontiers sur ses débuts portés par Henry Torrès. Avec affection, il dresse le portrait de ce personnage hors du commun qui bouleversa sa vie : « Il était juif et il était un grand combattant de 14-18. Un personnage très haut en couleur, un très grand orateur, un homme qui aimait la vie à la passion, sanguin. Oui, un héros de la barre ». Il poursuit : « Moi, j'étais tout en nerfs et j'ai trouvé qu'il fallait être comme lui, tout en cœur. Je l'aimais énormément ».
Pendant l'occupation allemande, Torrès avait dû fuir aux États-Unis et s'était ensuite rallié à la France libre. Une partie de l'ouvrage de Robert Badinter revenait sur cette époque sombre. Il révélait que Torrès avait été écarté du barreau de Paris par les lois anti-juives et qu'on lui avait retiré sa nationalité française.
Plus tard, au début des années 50, à peine âgé de 25 ans, Robert Badinter fit ses débuts en assistant le ténor réintégré au barreau. Une véritable école de la vie ! Il raconte notamment que Torrès lui avait d'abord confié la tâche « triste et aride » de « débroussailler » les affaires criminelles dont il avait la charge. Puis, une fois l'affaire clarifiée, « lui-même faisait résonner toutes les splendeurs de l'éloquence et je dois dire que cela me transportait », se souvient-il.
Du tourisme judiciaire
C'est à cette école de l'excellence que se forme le futur Garde des Sceaux, mais pas seulement, comme il le relate dans son échange avec Bernard Pivot. Dès que l'occasion se présentait, il se rendait dans un palais de Justice pour assister en catimini aux audiences, pour « humer la justice ». « Je considère que c'est un des lieux où on sent le mieux - moi en tout cas - une société, une culture, une civilisation. Rien que la façon dont le président s'adresse à l'accusé, rien que la répartition des rôles, l'architecture. Il y a tout un style judiciaire. Même si vous ne comprenez pas la langue, vous comprenez la justice qui est rendue là. Et c'est vrai que ça continue à me fasciner, parce que je continue, à chaque fois, à faire du tourisme judiciaire. Là où je vais, même dans mes derniers voyages. »
Ses débuts d'avocat
Cette conversation est l'occasion pour Robert Badinter de livrer quelques souvenirs sur ses débuts. Il évoque sa première affaire, à 22 ans, dans laquelle il avait défendu une vieille femme de ménage pour « 10 francs d'honoraires ». C'était la première fois qu'on l'avait appelé « Maître ».
Bernard Pivot l'interroge ensuite sur sa célèbre éloquence. Était-elle innée ou travaillée ? L'avocat raconte qu'il l'a acquise « dans le grand bain des affaires criminelles », comme un enfant qu'on jette dans une piscine : « J'ai appris à ne pas dormir les nuits qui précédaient. J'ai beaucoup appris, beaucoup appris, au cours de ces drames judiciaires, sur la technique, sur le métier. Car c'est à la fois un métier, un art que j'ai toujours vécu dans l'inquiétude ». Et « la peur affreuse ». L'occasion de plaisanter sur ses maladresses de jeune avocat inexpérimenté, qui rétrospectivement, auraient pu mal tourner pour ses clients.
Érotisation de l'éloquence
Puis vient un grand moment de l'émission, lorsque Bernard Pivot lui demande à propos de l'éloquence, s'il ferait sienne la phrase provocatrice attribuée à son mentor Henry Torrès : « Plaider c'est bander, convaincre c'est jouir ». Contre toute attente, avec une moue rougissante, l'avocat lui répond : « Je vais vous faire un aveu. C'est de moi ». Cette révélation stupéfie Bernard Pivot qui lui demande d'en dire plus, ce que fait Robert Badinter avec une bonhommie non dissimulée : « Comme je n'osais pas dire cette phrase définitive, je l'ai mise dans la bouche d'Henry Torrès. Mais il aurait pu la dire ! », affirme-t-il.
À la suite de cette révélation, l'avocat confirme l'existence d'un aspect très sexuel de l'éloquence. Il évoque l'érotisation des orateurs politiques lors des meetings. Pour illustrer son propos, il cite in extenso le passage d'une lettre écrite par Georges Gambetta à sa maîtresse sur le frisson érotique du discours : « Je suis arrivé à Nîmes, les vignerons m'emportent. Nous entrons dans l'arène. Il y a des milliers de poitrines qui battent flammes. Le silence se fait. Le soleil frôle le sommet de la haine. Je vais parler. C'est le bonheur. »
Robert Badinter conclut cet échange en revenant à son mentor : « Et quand je voyais Torrès ruisseler comme ça, vous savez, on dit : "la sueur, ça crée l'orateur". Eh bien, il y avait indiscutablement un phénomène sensuel. »