« En nouant avec ce pays, avec cet État, des relations officielles, (...) la France ne fait que reconnaître le monde tel qu'il est. » Le 31 janvier 1964, en pleine Guerre froide, Charles de Gaulle tenait une conférence de presse pour annoncer l'établissement de relations diplomatiques avec la République populaire de Chine effectuée quelques jours auparavant. Alors que s'opposaient d'une part, un bloc de l'Ouest dominé par les États-Unis, et, de l'autre, un bloc de l'Est constitué autour de l'URSS, le président français cherchait à mener une politique indépendante sur la scène internationale. La Chine, proche de la puissance soviétique, était communiste depuis 1949, date à laquelle le gouvernement de la République de Chine s'était replié à Taïwan. Jusqu'en 1971, ce dernier a occupé le siège chinois aux Nations unies.
La Chine communiste, une « puissance indépendante et souveraine »
L'archive en tête d'article rapporte la dixième conférence de presse de Charles de Gaulle depuis le début de la Cinquième république. Échange fleuve avec la presse, ce type de conférence avait lieu deux fois par an et devait permettre d'évoquer les grands enjeux du moment. Il s'agissait donc pour le président du moment idéal pour commenter la reprise des relations diplomatiques de la France avec la Chine communiste.
Dans ce passage long de presque 20 minutes, le dirigeant retraçait d'abord l'histoire de la Chine : « La Chine, un grand peuple, le plus nombreux de la Terre. (...) Toujours résolu à l'indépendance, qui s'est constamment efforcé à la centralisation, d’instinct replié sur lui-même et dédaigneux des étrangers, mais conscient et orgueilleux d'une immuable pérennité. Telle est la Chine toujours. L'entrée en contact de ce pays-là avec les nations modernes, lui a été très dur et très coûteuse. Les multiples sommations, interventions, expéditions, invasions européennes, américaines, japonaises, lui ont été autant d'humiliations et de démembrements. Alors tant de secousses nationales et aussi la volonté des élites de transformer coûte que coûte leur pays pour qu'il atteigne à la condition et à la puissance des peuples qui l'avait opprimé ont conduit la Chine à la révolution. »
Puis il évoquait les premières années du régime de Mao Zedong, qui selon lui, s'éloignait peu à peu de la domination soviétique : « Il est vrai que la Russie soviétique a d'abord prêté à la Chine un assez large concours (...). Le kremlin comptait garder la Chine sous sa coupe et par là dominer l'Asie, mais les illusions se sont dissipées. Sans doute demeure entre Moscou et Pékin une certaine solidarité doctrinale qui peut se manifester dans la concurrence des idéologies mondiales. Mais sous ce manteau de plus en plus déchiré apparaît la différence des politiques nationales. »
Des échanges économiques et culturels vers la diplomatie
Étant ainsi posé que la Chine avait prouvé son indépendance vis-à-vis de l'URSS, la possibilité de relation diplomatique avec la France s'ouvrait : « Du fait que depuis 15 ans la Chine presque tout entière se trouve rassemblée sous un gouvernement qui lui applique sa loi et qu'elle se manifeste au-dehors comme une puissance indépendante et souveraine, la France était disposée en principe, et depuis des années, à nouer des relations régulières avec Pékin. D'ailleurs, certains échanges économiques et culturels étaient déjà pratiqués. »
Dans son discours, le général De Gaulle insistait alors sur la logique pour indiquer la nécessité de ce rapprochement, déportant ainsi la responsabilité sur le contexte géopolitique. « Le poids de l'évidence et de la raison pesant chaque jour d'avantage, la République française a décidé de placer ses rapports avec la République populaire de Chine sur un plan normal, autrement dit diplomatique. Nous avons rencontré à Pékin une intention identique, et on sait qu'à ce sujet le président Edgar Faure, prié d'effectuer sur place des sondages officieux, a rapporté des indications positives. C'est alors que les deux gouvernements se sont accordés pour accomplir le nécessaire. »
Enfin, dans la dernière partie de son propos, le président insistait sur le bien-fondé de ce rapprochement, en rappelant les plus-values réciproques qui pourraient en découler. « Et puis, pourquoi ne pas évoquer, qui sait, ce qui pourra y avoir de fécond dans les rapports entre les deux peuples, à la faveur des relations entre les deux États. Ce qui est fait déjà au point de vue économique, à l'égard de la Chine, qui est fait par nous, et ce qui peut d'ailleurs être amélioré sera sans doute longtemps limité. Et il en est même des investissements que nous apportons déjà au développement industriel chinois. Mais le cas de la technique est sans doute très différent, de la technique dont les sources en France sont de plus en plus valables et à laquelle la Chine offre un champ, pour ainsi dire, infini. » L'enjeu, bien plus que diplomatique, devenait ainsi commercial et technologique.
Mais aussi culturel. « Et puis, qui sait, si les affinités qui existent entre les deux nations, pour tout ce qui concerne les choses de l'esprit, et compte tenu aussi, du fait que dans leur profondeur, elles se portent l'une à l'autre, depuis toujours, sympathie et considération, ne les conduiront pas à une coopération culturelle croissante. En tout cas, ici, cela est sincèrement souhaité. »
En guise de conclusion, Charles de Gaulle résumait ces divers enjeux : « En nouant avec ce pays, avec cet État, des relations officielles, comme maintes autres nations libres l'ont fait auparavant, et comme nous l'avons fait avec d'autres pays qui subissent des régimes analogues, la France ne fait que reconnaître le monde tel qu'il est. Mais, il se peut aussi que dans l'immense évolution actuelle du monde, en multipliant les contacts directs, de peuple à peuple, on serve la cause des hommes. C'est-à-dire : celle de la sagesse, du progrès et de la paix. » Et en faisait finalement les instruments d'une indépendance vis-à-vis des deux blocs : « Il se peut que ces contacts contribuent à l'atténuation, déjà commencée, entre les, des contrastes et des oppositions dramatiques, entre les camps qui divisent l'univers. »
Un mécontentement américain
« Ici New York, l'établissement de relations entre la Chine communiste et la France énerve considérablement les Américains », annonçait depuis les États-Unis un journaliste au journal télévisé de 20h du 28 janvier 1964. Dans cette archive disponible ci-dessous, il poursuivait : « Il n'y a qu'à lire la presse américaine et à discuter avec les diplomates à Washington pour en être convaincu : les États-Unis voient d'un très mauvais œil la reconnaissance de la Chine communiste par la France ».
Reconnaissance Chine : Pékin
1964 - 02:17 - vidéo
Comment l'expliquer ? L'Angleterre avait déjà rétabli des relations avec la puissance depuis 1960 sans que cela n'émeuve outre-atlantique. « D'abord nous sommes dans une année électorale aux États-Unis (...) Les Américains quand ils sont dans un période électoral aimeraient que tout s'arrête à travers le monde. (...) En réalité, il y a une autre raison : toute initiative diplomatique qui peut venir de Paris et qui n'est pas tout à fait dans la ligne politique diplomatique américaine est toujours mal interprétée à Washington. Car les Américains, on ne sait pas pourquoi, ont l'impression que toutes les décisions prises à Paris sont en réalité dirigée contre eux. C'est beaucoup plus un climat psychologique qu'un fait politique. » Le journaliste croyait en l'apaisement, à terme, des relations entre les États-Unis et la France.