« Les Italiens qui aiment les mots l’appellent l’opération Mains propres. Quand elle s’est déclenchée il y a environ un an, on pensait, surtout de ce côté-ci des Alpes où l'on a un peu trop tendance à considérer l’Italie comme une opérette plus ou moins mafieuse, qu’il s’agissait de quelques péripéties vite digérées par le système, les partis, le personnel politique, qui depuis la guerre et une cinquantaine de gouvernements, ont régi la vie publique de la Péninsule. Aujourd’hui, on en est à environ un millier d’arrestations, dont celle de vingt-trois stars de la politique et des finances italiennes, sept suicides, et tous les jours des scandales, des inculpations, des arrestations qui ailleurs auraient fait tomber la République. »
C’est par ces mots que la journaliste du journal du Soir sur France 3, Christine Ockrent, commente le 9 mars 1993 les suites, plus d’un an après son déclenchement, de l’opération judiciaire « Mains propres ». Une opération dirigée principalement par les magistrats de Milan à l’encontre de nombreuses personnalités du monde politique et économique. Plus qu’une série d’enquêtes judiciaires, « Mains propres », déclenchée le 17 février 1992 à Milan, va ébranler le système politique, institutionnel et économique italien en révélant la corruption systémique des partis au pouvoir depuis la Seconde guerre mondiale, une corruption massive qui a également touché le monde économique.
Arrestation spectaculaire
Si « Mains propres » fait ainsi, à nouveau, les gros titres de l’actualité en France en ce 9 mars 1993, c’est qu’après avoir atteint de nombreux hommes politiques, c’est au tour de Bettino Craxi, l’ancien leader du parti socialiste italien et ancien président du Conseil entre 1983 et 1987, « d’être soupçonné d’infraction à la loi sur le financement des partis et en particulier d’avoir géré un fond de plusieurs milliards de dollars provenant de pots de vin ». Autre arrestation spectaculaire, celle de Gabriel Cagliari, le président de l’ENI, l’office national des hydrocarbures, le deuxième groupe nationalisé italien.
Quelques jours plus tôt, le 5 mars, le président du Conseil Giuliano Amato et son ministre de la Justice Giovanni Conso avaient tenté de faire passer un décret-loi visant à dépénaliser le financement illicite des partis politiques, avec effet rétroactif. Levée de bouclier dans la magistrature devant ce texte considéré comme une tentative de la part du gouvernement de passer l’éponge et d’amnistier la classe politique. Fait exceptionnel, le président de la République Oscar Luigi Scalfaro allait refuser de signer le décret, le jugeant anticonstitutionnel. Antonio Di Pietro et ses collègues magistrats milanais pouvaient continuer leurs enquêtes.
Interviews de Bernardo Valli et Carlo Ripa di Meana
1993 - 07:12 - vidéo
C’est dans ce contexte de séisme politique que Christine Ockrent donne la parole à deux Italiens. L’un vient de démissionner du gouvernement Amato, en signe de désapprobation de la tentative d’amnistie. Il s’agit de Carlo Ripa di Meana, socialiste, et ex-ministre de l’environnement. L’autre est un célèbre journaliste, correspondant à Paris du journal La Repubblica, Bernardo Valli. Les deux hommes s’accordent sur le fait que ce qu’il se joue en Italie depuis le 17 février 1992 est exceptionnel.
Une « crise », quasi une « révolution » selon Bernardo Valli, qui en explique les causes : « C’est dû à la fin de la guerre froide. Pendant 45 ans [depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, NDLR], les partis politiques, et en particulier la démocratie chrétienne, appuyée par d’autres partis et notamment le parti socialiste ont bénéficié d’une impunité totale. Ils étaient condamnés au pouvoir ». Condamnés, car l’opposition, c’était alors l’imposant parti communiste qui lui, ne pouvait accéder au pouvoir. « Le jour où le mur de Berlin est tombé, c’en était fini de cette impunité », de ce système.
L'émergence de Berlusconi
Le 18 avril 1993, les Italiens votent par référendum une réforme du système électoral, mettant fin à la proportionnelle intégrale issue de la loi de 1946. Après la chute du gouvernement Amato, le 21 avril, le gouverneur de la Banque d'Italie, Carlo Azeglio Ciampi, constitue le gouvernement. Bettino Craxi, l'un des principaux accusés de l'opération « Mains propres » reçoit l'immunité, votée à la surprise générale par la Chambre des députés le 29 avril 1993. Il s'enfuit d'Italie et rejoint la Tunisie, où il meurt en 2000.
Des décombres du système politique italien, où les principaux partis, la démocratie chrétienne, le parti communiste et le parti socialiste, s'effondrent en une myriade de partis bientôt appelés à former des coalitions, va surgir d'une part la principale force politique d'alors, la Ligue du Nord, emmenée par Umberto Bossi, et d'autre part la figure politique de l'entrepreneur Silvio Berlusconi. A la tête de la coalition de centre-droit, il remporte les élections législatives de mars 1994, et s'installe dès lors durablement sur le devant de la scène politique italienne.