« Paris, lui, au contraire, s'arrache à ces quatre années de captivité. Libération ! », exulte le comédien Pierre Blanchar, voix du film Journal de la Résistance : la Libération de Paris, à la 23ème minute de l’archive en tête d’article. Ce film est l'œuvre du Comité de libération du cinéma français, le CLCF, un groupe de résistance proche du Parti communiste français. Ses caméras ont filmé les événements jour après jour, du 19 au 26 août 1944, du début de l’insurrection parisienne au défilé triomphal du général Charles de Gaulle dans les rues de Paris libéré.
Immédiatement développées et montées, ces images donnent naissance à un film de 30 minutes, sorti au cinéma le 29 août 1944, quelques jours seulement après le dénouement de cet épisode historique. Pour l’INA, Sylvie Lindeperg, historienne des images et spécialiste de la Seconde Guerre mondiale, analyse plusieurs séquences fortes de ce film. Elle évoque un « premier grand spectacle cinématographique de la Libération ». Selon elle, La Libération de Paris révèle les enjeux politiques de l’époque.
Libération de Paris : l'insurrection populaire
1944 - 01:29 - vidéo
INA - Le 19 août 1944, plus de deux mois après le débarquement en Normandie, débute l’insurrection parisienne, à l’appel du colonel communiste Henri Rol-Tanguy, chef des Forces françaises intérieures (FFI) d’Île-de-France. Pourtant, dans le film, la Résistance est rarement nommée, le sujet étant Paris et les Parisiens. Pourquoi ce choix narratif ?
Sylvie Lindeperg - Il y a une volonté du CLCF de privilégier comme sujets de la Libération, Paris et son peuple. Ce film sur la Libération de Paris est une espèce de moment de grâce, néanmoins marqué par des enjeux politiques, qui anticipe la bataille de mémoire qui va avoir lieu entre les gaullistes et les communistes au moment de la Libération. Dans le même temps, il y a cette volonté, que l'on retrouve d'ailleurs chez le général de Gaulle, de faire don de sa résistance à l'ensemble de la population.
C’est un film de la communion qui reconstruit une communauté nationale délitée par toutes les divisions de la période d'occupation.
Libération de Paris : les barricades
1944 - 01:32 - vidéo
INA - Le film consacre une longue séquence aux barricades érigées par les Parisiens, introduite par ce commentaire : « Paris trouve dans sa mémoire toujours vivant le grand geste instinctif de sa défense contre les oppresseurs ». Que signifie cette référence historique au passé insurrectionnel de la capitale ?
Sylvie Lindeperg - Ces scènes de barricades sont scénographiées. Il y a une participation conjointe des opérateurs qui mettent en scène ces tableaux et des Parisiens qui participent à leur composition. Les uns et les autres sont conscients de s'engager dans une bataille des symboles, parce que la barricade est le symbole de la longue histoire révolutionnaire de Paris. Le CLCF tient à cette imagerie.
Il faut préciser que les barricades n'ont pas eu une importance considérable du point de vue de la stratégie militaire, mais elles jouaient cette fonction politique et symbolique de donner l'impression aux Parisiens de se libérer par eux-mêmes.
L'entrée de la 2ème DB dans Paris
1944 - 01:08 - vidéo
INA - Le 24 août, les chars de la deuxième division blindée menée par le général Leclerc entrent dans Paris. Le général de Gaulle est parvenu à convaincre le général Eisenhower, commandant en chef des forces alliées, de libérer la capitale. Pourtant, l’arrivée des troupes françaises n’intervient qu’à la moitié du film, pourquoi ?
Sylvie Lindeperg - Les images de l'arrivée des soldats de la France libre sont précédées par toutes celles d'arrestations d’Allemands constitués prisonniers. Elles donnent l'impression d'une bataille pratiquement déjà gagnée par la Résistance intérieure et d'une situation solidement tenue en main par les FFI. Or, ce n'est nullement le cas. C’est un moment extrêmement critique pour la Résistance intérieure qui manque d'armes et de munitions.
Cette impression d'une bataille déjà gagnée est encore renforcée par le commentaire de Pierre Bost qui dit en substance : « Paris achève sa libération. Maintenant les avant-gardes de la division Leclerc roulent vers Paris ». C'est une manière de dire que les soldats de la 2ème DB servirent uniquement de forces supplétives pour terminer le travail et venir en aide à une résistance intérieure qui a déjà gagné la bataille de Libération.
Ici, le CLCF rend compte de l’action des différents acteurs de la Libération, tout en mettant l'accent sur les combats de la Résistance intérieure et en reléguant le rôle de la France libre.
Dans la manière dont le récit est structuré, il est tout à fait clair que le CLCF anticipe déjà la bataille politique qui va être livrée entre la Résistance communiste et les gaullistes pour tirer une légitimité politique de leur combat dans la Résistance.
Libération de Paris : l'arrivée des Américains
1944 - 00:37 - vidéo
INA - Les soldats de la France libre sont accompagnés par les forces alliées, notamment la 4e division d’infanterie américaine. Pourtant, les Américains n’apparaissent que quelques secondes dans le montage final. Pourquoi sont-ils ainsi relégués ?
Sylvie Lindeperg - Les grands perdants de ce film, parmi les acteurs de la Libération, sont à l'évidence les Américains. Le film ne les montre pas au combat, alors qu'ils se sont battus dans la capitale. Cette relégation des Américains est tout à fait conforme à celle qu'opère le général de Gaulle, au même moment, en particulier dans son discours à l'Hôtel de Ville le 25 août. Il évoque certes « nos chers et admirables alliés », mais en fin de discours et de manière rapide et évasive.
« Les grands perdants de ce film (...) sont les Américains. »
L'enjeu du film est de mettre en valeur une France qui se serait libérée par elle-même. Cela permet déjà de poser le socle de cette grande mythologie héroïque d'une France unanimement dressée contre l'occupant.
Cela permet aussi de cautériser toutes les blessures d'orgueil de la France et d'effacer les pages noires de la période de l'Occupation et du régime de Vichy.
Libération de Paris : discours du général de Gaulle
1944 - 01:23 - vidéo
INA - Le 25 août, les troupes allemandes capitulent. Le général de Gaulle arrive à son tour à Paris et prononce, à l'Hôtel de Ville, un discours resté célèbre. Comment est-il représenté dans le film ?
Sylvie Lindeperg - Cette séquence du discours du 25 août 1944 est absolument fondamentale à bien des égards. D'abord, aux yeux des spectateurs français, elle va assurer la fusion du verbe et du corps gaulliens. C’est presque une opération eucharistique. Jusqu'ici, les Français ne connaissent le général de Gaulle que par la presse écrite et par la radio. Soudain, par le truchement de ce discours, qui est un moment fort de la geste gaullienne, va s'opérer cette fusion.
Les choix de mise en scène du CLCF vont encore consolider le moment de grâce que constitue ce discours, qui est immédiatement entré dans l'histoire. L’opérateur, Gaston Madru, prend la décision d'adopter un cadrage relativement serré, lui permettant d'écarter le projecteur en métal qui ferme le visage de Charles de Gaulle et qui donne cette espèce de lumière caravagesque. Ce cadrage a une dimension picturale. Il lui permet aussi de resserrer l’image autour de la haute stature du général de Gaulle. Le premier cercle des admirateurs lève les yeux vers ce géant livide qui psalmodie son discours.
INA - Que révèle l’extrait du discours du général de Gaulle choisi par le CLCF ?
Sylvie Lindeperg - Ce discours, tout particulièrement le choix de fragments retenu par le CLCF, constitue une fois encore le socle de la mythologie héroïque gaullienne qui va être très largement développée au moment de la Libération.
Le général de Gaulle insiste, en effet, sur l'image d'une capitale qui s'est libérée par elle-même, d'une France unanimement résistante. De ce point de vue-là, le général de Gaulle - comme le CLCF et la Résistance intérieure - va procéder à cette opération de transfert consistant à offrir son héroïsme à l'ensemble de la population parisienne et de la nation française.
Défilé du 26 août 1944 à Paris
1944 - 03:33 - vidéo
INA - Le 26 août, Charles de Gaulle défile, acclamé par la foule, dans les rues de Paris. Comment se traduit par l’image cette communion entre le peuple parisien et le général ?
Sylvie Lindeperg - Ce défilé, notamment la descente sur les Champs-Élysées, est un moment absolument capital et central. Le général de Gaulle, c'est d’abord l'État qui rentre chez lui. C'est aussi un moment de sacre par l'onction de la population parisienne qui est venue l'acclamer.
Les choix des opérateurs du CLCF sont révélateurs de leur stratégie. Dans les images non utilisées, on voit le service d'ordre parfois débordé et surtout une nuée de journalistes, d'opérateurs, de photographes, qui précèdent l'avancée du cortège. Ce choix de supprimer le tiers que constituent les journalistes est révélateur d'une volonté de mettre en avant un échange de regards et d'hommages directs entre le général de Gaulle et la foule venue l'acclamer. C'est presque une opération thaumaturgique (relatif aux miracles, NDLR). C'est comme une entrée royale, où par sa présence, par ce corps qui s'offre à ses sujets, De Gaulle guérit cette population et les blessures qu'elle a subies pendant l'Occupation.
Tirs sur la foule après la traversée de Paris du Général de Gaulle
1944 - 01:30 - vidéo
INA - Le 26 août 1944, des fusillades éclatent pendant le défilé parisien. L’événement est relaté par France Libre Actualités, dans l’archive ci-dessus. Pourquoi ces images, pourtant filmées par le CLCF, sont évincées du montage final ?
Sylvie Lindeperg - Ces images filmées par les opérateurs donnent une vision chaotique de la Libération et n'auraient pas constitué une fin désirable pour le film. Elles laissent l'impression que le général de Gaulle et la Résistance intérieure ne maîtrisent pas encore la situation au moment même où ils fêtent leur libération. C’est la raison pour laquelle elles sont écartées du film et que le CLCF lui préfère cette image de substitution qui est celle de la place de la République.
Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si ces images sont utilisées par la propagande allemande dans les actualités filmées de la Deutsche-Wochenschau, en octobre 1944. Les Allemands montrent ces images de la foule en panique sur la place de Notre-Dame pour appuyer le message consistant à dire « après nous le chaos » et pour insister sur le fait que derrière le général de Gaulle arrive évidemment l'hydre du bolchevisme.
INA - Quel accueil reçoit le film à sa sortie ?
Sylvie Lindeperg - Le film La Libération de Paris, sort le 29 août 1944, trois jours après le défilé du général de Gaulle. C'est une prouesse technique. C'est le premier spectacle de la Libération. Le film rencontre un accueil triomphal dans les cinémas parisiens, puis ceux de province, mais aussi à l'étranger, en Grande-Bretagne et aux États-Unis.
« C'est le premier spectacle de la Libération. »
Il faut rappeler que la Libération de Paris est un moment symbolique extrêmement fort dans le monde en guerre, dont l'écho arrive même dans les camps de concentration et d'extermination. Ce moment symbolique, à la fois d'un point de vue politique et militaire, est porté par le film du Comité de libération du cinéma français, qui fait donc une très belle carrière internationale.
Analyse par l’historienne du film “La Libération de Paris” par Sylvie Lindeperg
2024 - 06:33 - vidéo
Retrouvez ci-dessus l'interview filmée de Sylvie Lindeperg, dont est issu l'entretien que vous venez de lire.