L'ACTU.
« C’est, avec le distributeur Casino et l’exploitant de maisons de retraite Orpea, le plus gros crash économique français de ces cinq dernières années », alertait Le Monde en février à propos d'Atos. En difficulté, l'entreprise française de services numérique espère parvenir à une restructuration financière d'ici le mois de juillet. Dimanche 28 avril, le ministre de l'Économie Bruno Le Maire a fait part de la volonté de l'État français d'acquérir les activités d'Atos « qui sont stratégiques pour la nation française, pour la souveraineté, pour la défense, en matière de cybersécurité, de supercalculateurs, de nucléaire ».
Créée en 1997, l'entreprise avait racheté en 2014 Bull, spécialisée notamment dans les supercalculateurs utiles à la dissuasion nucléaire française. Une opération qui avait fait d'Atos le leader européen dans son domaine. Dirigée entre 2009 et 2019 par l'actuel Commissaire européen au Marché intérieur Thierry Breton, Atos a connu une longue période d'expansion. Trop ambitieuse, cette stratégie aura peut-être raison de l'ex-fleuron français à la tête duquel, depuis 2019, les directeurs se succèdent. Atos est par ailleurs partenaire du CIO pour les Jeux olympiques et paralympiques.
Début avril, l'État avait annoncé acquérir une action de préférence au sein de Bull, lui permettant de mettre son veto pour certaines opérations clé que ferait la filiale. Derrière les déboires d'Atos, se trouve la question de la souveraineté informatique française. De réussites en échecs et de nationalisation en privatisation, voici l'histoire de Bull, du plan Calcul de Charles de Gaulle et de la CII.
LES ARCHIVES.
« De même que le XIXe siècle a été marqué par la révolution du machinisme, le XXe siècle sera sans doute marqué par la révolution des machines intellectuelles, des ordinateurs. Demain, dans 10 ans, dans 20 ans, nous vivrons avec elles, nous travaillerons avec elles comme nous travaillons aujourd'hui avec le téléphone ». Fondée dans l'Entre-deux-guerres, Bull était au départ une entreprise de machines pour les statistiques à cartes perforées. Pionnière de l'information, après la Seconde Guerre mondiale, elle investit dans l'électronique et connaît le succès avec son premier calculateur, Gamma 3. Concurrente d'IBM, Bull s'endette progressivement et est racheté par General Electric en 1964.
1966 : le Plan calcul
Pour retrouver une indépendance en informatique, un secteur clé pour la fin du XXe, Charles de Gaulle et son ministre de l'Économie et des Finances Michel Debré lancent un «Plan calcul» en 1966. Celui-ci vise à créer un concurrent français aux Américains dans le domaine des ordinateurs. En 1967, comme on l'entend dans l'archive en tête d'article, était signée la convention qui liait l'État à cette toute nouvelle société : « La Compagnie internationale pour l'informatique, en abréviation CII ».
« Cette convention répond à un objectif très précis : avoir une forte industrie nationale capable de construire des ordinateurs », expliquait Michel Debré. Et poursuivre : « Parce qu'aucune nation industrielle ne peut se développer dans les années à venir sans informatique, c'est-à-dire sans ordinateur. Il est bon dans ce domaine qu'un pays comme la France recherche son indépendance. C'est-à-dire puisse avoir ses savants, ses techniciens, ses industries, ses usines, sa capacité nationale de production. Il ne s'agit en aucune façon de créer un monopole. »
C'est dans cette optique qu'une convention était donc signée entre l'État et la CII. « Avec cette société mère, leurs filiales, cette société nouvelle, l'État a passé un contrat de cinq ans. Pendant ces cinq ans, ces sociétés font un effort financier, technique, industriel, et pendant ces cinq ans l'État fait également un effort financier, apporte sa collaboration technique. » Cette « grande société française de construction des calculateurs » était, précisait-on une « société absolument privée » que l'État aidait simplement à lancer.
En parallèle, General Electric finissait par abandonner Bull au profit d'Honeywell, une autre entreprise américaine. C'est ce que dévoilait l'archive ci-dessous. Cette nouvelle fusion d'entreprises devenait le deuxième groupe mondial d'informatique, loin derrière IBM. Un concurrent de taille pour la CII, qui venait de sortir ses premiers ordinateurs.
Comme l'opération avait lieu sur le territoire français, la France avait donné son consentement et décidé de ne pas racheter elle-même l'entreprise. « Aujourd'hui, le gouvernement vient de donner le feu vert. En revanche, il a obtenu des assurances concernant le personnel et l'activité de l'ancienne société française », expliquait-on à la télévision.
Fusion Honeywell et Bull
1970 - 03:26 - vidéo
Cinq plus tard, alors que le Plan calcul était mis à l'arrêt par Valérie Giscard d'Estaing, la CII fusionnait finalement avec... Honeywell-Bull. Dans l'archive ci-dessous, on notait : « Pour vivre et survivre dans la situation de l'informatique mondial, c'est très difficile. D'abord, une seule société, IBM, d'origine américaine contrôle près de 60% du monde des ordinateurs ». Seule une fusion pouvait permettre d'atteindre la taille nécessaire pour exister sur le marché international. Représentant seulement 4% de celui-ci, la France ne suffisait pas pour vivre.
Informatique : La fusion entre Honeywell-Bull et la C.I.I
1975 - 03:51 - vidéo
Ainsi, expliquait Michel d'Ornano, ministre de l'Industrie et de la recherche : « Le gouvernement a décidé de prêter son concours au rachat d'une fraction de Honeywell Bull qui donnera la majorité d'Honeywell Bull aux Français. (..) C'est-à-dire qu'on rassemble tout le potentiel informatique d'origine française et on en fait un ensemble européenne extrêmement important. » Et de se montrer optimiste.
Vers une nationalisation
Et pourtant, sans Plan calcul, CII-Honeywell-Bull se trouva de nouveau en difficulté. En 1983, le PDG de l'entreprise, Jacques Stern émettait l'éventualité de dépôt de bilan dans les deux ans à venir si l'État ne venait pas rapidement aider la CII. Il parlait d'un secteur-clé, où les pouvoirs publics se devaient d'investir.
L'entreprise était nationalisée. « Les pouvoirs publics à la rescousse de l'informatique nationale : c'est un soupir de soulagement à CII-Honeywell-Bull qui va recevoir 1,5 milliard de francs de dotation en capital », expliquait-on dans l'archive ci-dessous.
L'Etat français à la rescousse de la compagnie CII-Honeywell-Bull
1983 - 01:29 - vidéo
En 1992, arguant de la survie de l'entreprise, c'était IBM qui entrait au capital de Bull, à hauteur de 5,7% . L'État disait ainsi « assurer la pérennité de l'industrie informatique française » et garantissait l'indépendance du secteur. La journaliste notait d'ailleurs : « Il est loin le temps où la France redoutait une mainmise des géants américains, aujourd'hui la menace vient du Japon ».
Edith Cresson choisit l'alliance Bull IBM
1992 - 01:16 - vidéo
1994 : Bull était finalement reprivatisée. Dans l'archive de TF1 ci-dessous, Claire Chazal annonçait la nouvelle et expliquait que l'entreprise avait accumulé les pertes au cours des années précédentes. Les nouveaux actionnaires n'étaient pas obligatoirement français, parmi les intéressés se trouvait le Japonais NEC.
Privatisation de Bull
1994 - 00:58 - vidéo
Finalement, Bull retrouvait des capitaux français en 2014, en étant racheté par Atos, dans le cadre d'une OPA amicale. Interviewé sur LCI, son directeur, Thierry Breton se montrait ravis : « Je rappelle que Bull a conçu, développe et vend aujourd'hui le calculateur le plus puissant au monde ». Et de parler d'une ère où le pétrole est numérique. « Avec cette alliance, nous serons d'assez loin le premier en cloud computing en Europe ». Un optimisme qui parait aujourd'hui bien loin pour Atos et Bull, désormais en situation délicate.
Thierry Breton : le rachat de Bull par le groupe Atos
2014 - 08:47 - vidéo