En 1975, l’Onu décrète que l’année sera celle de la femme. En France, 1975 est aussi une année particulière pour une femme, l’auteure de bande dessinée et illustratrice Claire Bretécher, très sollicitée par la télévision. Une exposition médiatique qui la rend selon son propre aveu « à la mode », mais qui n’est que le juste reflet d’une véritable réussite professionnelle pour une jeune femme – elle a 35 ans – dans le monde alors si masculin de la BD.
« Une scène résume à elle seule son isolement dans ce milieu d’hommes », remarque Philippe Peter, « c’est la conférence de rédaction du magazine Pilote au début des années 1970 ». Un reportage du journal télévisé du 15 décembre 1970 la montre assise en compagnie d’une quinzaine de collègues, parmi lesquels on reconnaît Gotlib, Fred, Alexis, Cabu, Albert Uderzo, tous réunis autour du charismatique René Goscinny, cofondateur du journal et directeur de la rédaction.
Le célèbre créateur d’Astérix et du Petit Nicolas est justement celui par qui Claire Bretécher va entrevoir une carrière dans l’univers de la BD humoristique. En 1963, quelques années après avoir débarqué à Paris en provenance de sa Nantes natale, la jeune dessinatrice illustre une histoire écrite par René Goscinny, Facteur Rhésus, et publiée dans le journal d’humour satyrique L’Os à moelle. La collaboration est alors sans suite.
Mais lorsque plusieurs années plus tard, en 1969, Claire Bretécher propose à Goscinny son personnage de Cellulite, une princesse à rebours de l’imaginaire classique véhiculé par les contes, sorte d’anti-héroïne évoluant dans un Moyen Age loufoque, « René Goscinny, emballé, lui propose sur le champ de rejoindre la rédaction de Pilote ».
Claire Bretécher
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« Cellulite est intéressante à plusieurs titres », poursuit Philippe Peter. « C’est un personnage féminin créé par une femme, à une époque où le milieu de la BD ne connaît pas encore d’auteures. Les femmes y sont pourtant nombreuses, mais on ne les retrouve alors que dans des métiers de l’ombre, comme coloristes, secrétaires, ou auteures "fantômes". Aucune ne signe encore son travail. » Quant aux personnages de BD féminins, ils sont caricaturaux : « Il y a les princesses d’un côté, les mégères de l’autre, on ne trouve à cette époque aucune femme "normale" qu’on pourrait croiser dans la rue. »
Interviewée au sujet de son anti-héroïne en 1975, Claire Bretécher résume ainsi laconiquement ce personnage pour lequel elle ressentira toujours une grande affection : « J’ai pris un personnage féminin parce que je voulais un personnage féminin ; elle s’est appelée Cellulite parce que je trouve ça marrant, et que ce nom traduit une sorte de préoccupation perpétuelle des filles [...] »
Son féminisme, revendiqué, se manifeste cependant par le seul prisme de la création. « Ce qui est vraiment intéressant », commente Philippe Peter, « c’est de comprendre à quel point Claire Bretécher est passionnément féministe par son œuvre, mais pas du tout au sens militant tel qu’on l’entend souvent au cours des années 1970 ».
Une prise de distance avec l’action collective et politique du féminisme qui sera constante. « Ainsi, lorsque se crée en 1976 le périodique Ah ! Nana, un magazine fait par des femmes pour des femmes, Claire Bretécher refuse de les rejoindre », préférant la solitude « relativement misanthrope » de son atelier aux manifestations et actions publiques.
A partir de 1973, Claire Bretécher signe dans Le Nouvel Observateur une nouvelle série, Les Frustrés. Avec la même verve comique qui avait fait le succès de Cellulite, elle se fait la chroniqueuse d’un milieu urbain, bien-pensant et privilégié – qu’elle admet volontiers être le sien et qu’on pourrait aujourd’hui qualifier de « bobo ». Son féminisme nourrit, entre autres, ces histoires qui font le tour de l’Europe et impressionnent par leur profondeur Roland Barthes, qui gratifie en 1976 Claire Bretécher du titre de « meilleure sociologue de l’année ».
Claire Bretécher
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L’acuité du regard qu’elle porte sur la société se manifeste avec éclat dans Le Destin de Monique, un album publié en 1983. Elle y raconte avec sa légèreté habituelle les aventures d’une jeune actrice en quête d’une mère porteuse pour mettre au monde son enfant. « Sans mentionner les termes de PMA ou GPA qui n’existaient pas encore, Claire Bretécher anticipe au début des années 1980 un débat qui est central aujourd’hui, en posant clairement pour les femmes la question de la maîtrise de leur corps », relève Philippe Peter. « C’est comme si, après le combat pour l’IVG dans les années 1970, Claire Bretécher signifiait que les femmes voulaient aller plus loin dans leur volonté de gérer leur grossesse. »
Claire Bretécher revendiquera également son autonomie d'artiste dans la gestion de sa carrière. Profitant du succès de ses histoires, « elle édite à partir des années 1970 ses albums à compte d’auteur », explique Philippe Peter. « Pendant une trentaine d’années, elle aura géré ses affaires en femme libre, là où tant de talentueux auteurs de BD ont échoué sur le long terme à conserver leur indépendance éditoriale, de Morris à Franquin, en passant par Jean Graton et Albert Uderzo ». Claire Bretécher confiera ensuite à Dargaud, l'éditeur qui l'avait publiée au début des années 1970, la gestion de son catalogue.
Féministe, donc, mais pas militante. Avec son éternel humour pince-sans-rire, Claire Bretécher moquait ainsi la journée de la femme organisée par les Nations unies : « J’en étais fatiguée dès le 1er janvier [1975]. C’est vraiment une honte. Parce que c’est le truc le plus misogyne qu’on ait jamais trouvé. Cette histoire d’année de la femme, ça a déclenché toutes les hystéries masculines parce que, qu’est-ce que ça veut dire ? C’est incroyable. Je ne peux même pas en parler, c’est incroyable ! Alors, le 31 décembre on a plus qu’à s’écraser ? On a plus qu’à rentrer en cuisine ? »