A partir des scénarios plein de rythme et d’humour de son ami et collaborateur René Goscinny, mort en 1977, Albert Uderzo aura donné vie sous son crayon à tout l’univers des irréductibles gaulois et de leurs sympathiques ennemis, les envahisseurs romains.
D’abord comme dessinateur, depuis la première planche d'Astérix, publiée en 1959 pour les débuts du journal Pilote, jusqu’à la dernière collaboration avec Goscinny, avec l’album Astérix chez les Belges (publié après sa mort, en 1979).
Ensuite comme dessinateur et scénariste, portant seul sur ses épaules l’héritage immense de René Goscinny, jusqu’en 2009, année où il signe son dernier album d’Astérix, une blessure à la main vieille de plusieurs décennies l'obligeant à arrêter le dessin.
« C’est tout simplement le dernier monstre sacré de la bande dessinée française qui vient de disparaître », commente Philippe Peter : « Albert Uderzo était un immense dessinateur, et toute sa vie il aura souffert d’un manque de reconnaissance de ce talent ».
Difficile en effet d’exister pleinement à côté de René Goscinny, l’un des esprits les plus brillants de son temps. Alors qu’à partir du milieu des années 1960 le succès d’Astérix se transforme en véritable phénomène de société, les deux auteurs sont régulièrement invités sur les plateaux du petit écran. Goscinny y brille par son esprit et le plaisir qu’il prend à raconter des histoires. Pour Uderzo, au contraire, l’exercice est moins évident. Plus réservé, il laisse volontiers la vedette à son ami.
Mais alors qu’entre eux l’entente et la confiance est totale, chacun reconnaissant parfaitement ce qu’il doit à l’autre dans le succès des aventures d’Astérix, la finesse d’esprit de Goscinny finit par éclipser pour beaucoup de Français la justesse du trait d’Uderzo.
« Et pourtant, son trait aussi a du génie », poursuit Philippe Peter, rapportant les confidences de Didier Conrad, le nouveau dessinateur des aventures d’Astérix – depuis 2013 – et spécialiste des imitations de style, qui trouvait le dessin d’Uderzo « particulièrement difficile à reproduire et à se réapproprier ». Pour Philippe Peter, la singularité du dessin d’Uderzo tient à ce qu’il semble « aérien ». « Les personnages touchent certes le sol, mais Uderzo leur confère une légèreté grâce à une élégance dans le trait qui est exceptionnelle, de telle sorte qu’ils semblent incroyablement vivants ».
La forme qui caractérise peut-être le mieux son dessin, c’est le rond. Rondeur des nez, des corps, des huttes gauloises, des arbres, des bulles. « Cette rondeur, explique Philippe Peter, il faut la chercher chez Walt Disney » : « Albert Uderzo est sans aucun doute le fils spirituel du grand dessinateur américain et de sa série fétiche Mickey Mouse, dont les nombreuses aventures ont façonné son imaginaire d’adolescent ». A côté des productions Disney, le jeune Uderzo se passionne aussi pour un autre comic strip américain aux formes généreuses, Popeye. « Mais c’est probablement Blanche Neige et les sept nains de Disney qui va marquer le plus durablement Uderzo », poursuit Philippe Peter : « Ne peut-on pas voir une filiation directe entre la démarche rebondie des sept petits nains, affublés de gros nez rougis, et celle de nos héros gaulois, aux formes arrondies à souhait et affublés de nez tout aussi proéminents ? ».
C’est à partir du troisième album, Astérix chez les Goths, publié en 1963, qu’Albert Uderzo va pleinement accepter cette influence américaine et faire s’épanouir la rondeur de son trait, trouvant ainsi définitivement son style propre. Uderzo traduit alors visuellement à la perfection les gags imaginés par Goscinny.
Il faut dire que vraiment, ces deux-là, à l’image d’Astérix et Obélix, s’entendent à merveille. C’est en 1951 qu’ils se rencontrent, au sein de la World Press, une agence de presse belge. Uderzo a 24 ans, Goscinny, 25. C’est le coup de foudre.
Goscinny, né à Paris mais qui a grandi en Argentine et travaillé plusieurs années à New York, partage les goûts américains d’Albert Uderzo et sa passion pour Disney et les gags à la Laurel et Hardy. Goscinny témoigne en outre à Uderzo de son admiration pour le style plus incisif et satyrique des New Yorkais du magazine Mad, qu’il a fréquentés après la guerre.
Ensemble, ils vont s’atteler à la réalisation de nouvelles histoires. Goscinny peut s’appuyer sur l’expérience graphique d’Albert Uderzo, qui, malgré sa jeunesse, a déjà une dizaine d’années de travail à son actif. Depuis la Libération, le jeune Uderzo, né en 1927 de parents italiens, imagine des personnages de BD, comme Flamberge, gentilhomme gascon,en 1945, ou Clopinard, en 1946.
Toujours influencé par les comics américains et l’image du super héros, il crée en 1948 le personnage bodybuildé de Belloy, publié par le journal OK, une histoire qui rencontrera un certain succès.
« Avec Goscinny, les premières années ne sont pas toujours faciles sur le plan professionnel », raconte Philippe Peter. « Les deux collaborateurs rencontrent les galères dont sont coutumiers les auteurs ». Jehan Pistolet, publiée en 1952, ne rencontre pas un grand succès. Echec relatif aussi pour le personnage de Luc Junior (1957), un « sous-Tintin » selon les aveux mêmes de Uderzo.
Enfin, en 1958 paraissent dans le journal de Tintin les aventures de Oumpah-Pah, un personnage que Goscinny et Uderzo ont imaginé dès le début des années 1950 pour le marché américain. « Avec son ami le gentilhomme français Hubert de la Pâte Feuilletée, l’Indien Oumpah-Pah forme un duo qui annonce directement Astérix et Obélix », explique Philippe Peter. Un personnage auquel les deux auteurs « sont très attachés », mais qu’ils doivent sacrifier devant le travail sans cesse grandissant que requiert Astérix.
Les débuts des aventures d’Astérix, pour le lancement du magazine Pilote en octobre 1959, appartiennent à la légende, mais ils n’en sont pas mon véridiques. « Pilote naît de la volonté de trois hommes, René Goscinny, Albert Uderzo et Jean-Michel Charlier, de s’émanciper de la tutelle de la World Press », explique Philippe Peter. « Les trois jeunes auteurs, sûrs de leur talent, veulent rivaliser avec leur modèle américain, mais en puisant dans leur propre identité culturelle française et européenne ».
Pour compléter le premier numéro du magazine, René Goscinny rend visite à Albert Uderzo dans son appartement de Bobigny, un mois avant le lancement du journal. « Les deux auteurs ont d’abord l’idée d’adapter le Roman de Renard dans le style de La bête est morte ! de Calvo », explique Philippe Peter. L’idée ayant déjà été retenue, ils se portent alors sur la période gauloise. Astérix est alors créé en quinze minutes, les idées fusent. Mais une controverse entre les deux amis porte sur le caractère du jeune héros gaulois.
En 1975, Albert Uderzo revenait pour la télévision sur cet épisode, se rappelant qu’il voyait plutôt en Astérix une sorte de « Vercingétorix, un grand guerrier blond et fort », à la manière des dessins de ses héros qu’il avait « la fâcheuse manie de dessiner très grands et très costauds ». René Goscinny, au contraire, voulait « absolument en faire un anti-héros, petit et drôle ». Uderzo se range à l’avis de Goscinny, mais « pour l’embêter un peu », il crée pour accompagner le petit Astérix « un gros guerrier », qui deviendra l'indispensable Obélix.
Uderzo se jette à l’ouvrage comme un forcené. Au début des années 1960, selon Philippe Peter, « il réalise cinq planches par semaine, deux pour Astérix, deux pour Tanguy et Laverdure, et une pour Oumpa-Pah ». Il est en outre capable sans problème de passer du style comique d’Astérix au style semi-réaliste de Tanguy et Laverdure. Sa blessure à la main date de cette époque de travail intense.
Mais son effort sera récompensé du succès que l’on connaît. Avec ses 375 millions d’exemplaires vendus et plus de cent traductions, Astérix est tout simplement devenue la BD la plus lue au monde.