Depuis le 7 octobre 2023, les relations franco-israéliennes se tendent. Une récente succession de déclarations d'Emmanuel Macron et de Benyamin Nétanyahou ont illustré ce chaud-froid diplomatique. Pourtant, le chef de l'Etat était venu apporter son soutien au premier ministre israélien quelques jours après l'attaque du Hamas. Une visite qui en avait rappelé une autre.
En mars 1982, François Mitterrand est en effet le premier président français de la Ve république à se rendre en Israël pour un discours historique à la Knesset, le parlement israélien. Loin de se contenter de rappeler l’amitié entre la France et Israël, il s'y est prononcé, dans le cadre du conflit israélo-palestinien, pour une solution à deux États et à des négociations de paix avec l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), si cette dernière abandonnait la lutte armée et reconnaissait le droit d’Israël à exister. François Mitterrand n’a jamais caché son soutien à Israël, tout en ayant conscience de la nécessité pour les Palestiniens d’avoir un État.
Un extrait de ce discours est à voir en tête d'article, son intégralité est à retrouver plus bas.
Nous vous proposons un décryptage de ce discours visionnaire et transgressif avec Jean-Paul Chagnollaud, Professeur émérite de sciences politiques à l’université de Cergy-Pontoise, Président de l’iReMMO (Institut de recherche et d'études Méditerranée Moyen-Orient)
INA. - Dans quel contexte géopolitique François Mitterrand prononce-t-il son discours ?
Jean-Paul Chagnollaud. - À cette époque, les Palestiniens n’avaient pas véritablement d’expression politique très reconnue. Le nationalisme palestinien était encore en train de monter en puissance. Il y avait eu des étapes importantes déjà, mais c’était encore considéré comme une organisation terroriste par le gouvernement israélien.
Son leader historique, Menahem Begin, qui amène la droite au pouvoir en 1977 pour la première fois depuis l’indépendance, était très opposé à toute idée de reconnaissance des Palestiniens et d’un État palestinien. C’était invraisemblable pour lui et son gouvernement.
Trois ans plus tôt, en mars 1979, un traité de paix avait été signé entre l’Égypte et Israël après la guerre de 1973. Ce traité de paix avait été un grand succès pour Menahem Begin en tant que leader de la droite. C’était pour lui une manière de sécuriser Israël vis-à-vis des États arabes pour ne rien donner aux Palestiniens qui, depuis 1967, étaient sous occupation en Cisjordanie et à Gaza.
INA. - De quelle nature étaient les relations entre la France et Israël à l’époque ?
J.-P. C. - Les relations entre Israël et la France ont toujours été excellentes. D’autant plus que dans les années 1980, la question palestinienne commençait seulement à surgir. À l’époque, il y a une représentation de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) en France mais qui a un statut mineur et n’est pas considérée comme une ambassade.
INA. - Comment s’y prend François Mitterrand pour réclamer des concessions à Israël ?
J.-P. C. - François Mitterrand est un homme d’une grande intelligence politique, qui a toujours été proche d’Israël. Il commence par rappeler ce qu’il a fait en 1947, au moment d’un des pires souvenirs du peuple juif, c’est-à-dire la question de l’Exodus. Toute la force de Mitterrand lorsqu’il arrive à la Knesset, c’est de faire un vrai discours politique. Il ne se contente pas d’être celui qui a toujours accompagné Israël. Il dit des choses très novatrices pour cette période et avec beaucoup de lucidité.
L'affaire de l'Exodus
1947 - 01:04 - vidéo
INA. - En quoi ce discours est novateur ?
J.-P. C. - On est en 1982. Les Palestiniens avaient complétement disparu entre 1948 et 1967. Depuis les années 1970, ils reprennent progressivement une place avec l’Organisation de libération de la Palestine et son leader, Yasser Arafat, qui est à ce moment-là un personnage incontournable. Il y a une lente reconnaissance de ce qu’est la réalité du peuple palestinien, c’est-à-dire un peuple qui n’a pas d’État et qui depuis 1967 se retrouve sous occupation militaire israélienne. Le nationalisme dans les territoires de Cisjordanie et de Gaza reprend beaucoup de vigueur à ce moment-là. Cela se confirmera en 1987 avec la première Intifada.
François Mitterrand dit que, comme pour les autres peuples, les Palestiniens ont droit à disposer d’une patrie, c’est-à-dire à décider eux-mêmes de leur sort. Il va jusqu’à dire que si les Palestiniens ont un droit à l’autodétermination, le moment venu cela peut signifier un État. Il ajoute évidemment dans le respect du droit des autres et à condition que cela se fasse dans le dialogue et non par la violence.
INA. - Il va même jusqu’à se prononcer pour un dialogue avec l’OLP…
J.-P. C. - C’est le second point très important. À l’époque, pour Begin, l’OLP est une organisation terroriste avec laquelle il n’est pas question de discuter. Et Mitterrand dit qu’à condition que l’OLP ne nie pas le droit d’Israël à exister, il faudra un dialogue avec l’OLP, sous-entendu : parce que l’OLP représente le peuple palestinien.
Portrait de Yasser Arafat
1969 - 01:47 - vidéo
INA. - Mitterrand s’est-il contenté de ce discours ou a-t-il mis en œuvre une politique pour faciliter la paix au Proche-Orient ?
J.-P. C. - Ce n’étaient pas seulement des paroles mais une politique qu’il a mise en œuvre. Trois ou quatre mois après ce discours, il y a eu une offensive de l’armée israélienne au Liban pour aller casser l’OLP. Mitterrand va intervenir de manière physique, militaire. La France va venir chercher les responsables de l’OLP à commencer par Arafat qui est encerclé par l’armée israélienne à Beyrouth, pour les évacuer. Donc il sauve Arafat avec cette idée qu’un jour, il faudra négocier avec l’OLP. Ce qui se passera dix ans plus tard avec le processus d’Oslo. Donc Mitterrand a été à la fois courageux et visionnaire.
Il a également reçu Arafat à Paris en 1989 avec une condition : qu’Arafat dise qu’il abandonnerait la lutte armée. Sachant par ailleurs que le PS n’était pas sur cette ligne-là. C’était un parti très proche d’Israël qui ne connaissait même pas la question palestinienne.
INA. - Justement, quelles sont les positions traditionnelles de la gauche française à l’égard du conflit ?
J.-P. C. - Il y avait trois gauches : le Parti Communiste, qui, dans la perspective de l’autodétermination des peuples, soutenait les Palestiniens ; le PSU (Parti Socialiste Unifié) qui lui aussi avait des positions assez ouvertes (malgré des divergences, NDLR) et le Parti Socialiste, héritier de la SFIO (Section française de l’internationale ouvrière), qui était entièrement proche d’Israël. C‘est un peu inimaginable aujourd’hui en 2023 mais il y a 40 ans, on ne comprenait pas la question palestinienne car on ne la connaissait pas.
INA. - Comment lire la position de la France à l’époque par rapport à celle d’aujourd’hui ?
J.-P. C. - Je dirais que c’est l’inverse. Là où Mitterrand avait pris des risques, anticipé, tenté de faire avancer l’histoire dans un sens politique, c’est-à-dire pacifique, Macron a ignoré la question depuis 2017. Il estimait qu’il n’y avait que des coups à prendre. Il est aussi arrivé en même temps que Donald Trump qui a rompu avec la solution à deux États prônée par Barack Obama. Lorsque Trump a été élu, il a cherché à écraser les Palestiniens. Macron a eu affaire à Trump et a eu d’autres soucis. Sur le plan économique et de la société civile, des choses ont été faites par la France, mais rien sur le plan politique.
INA. - La France est-elle devenue inaudible dans ce conflit international ?
J.-P. C. - La France pourrait parler. Elle a toujours une voix. Mais elle ne le souhaite pas.
François Mitterrand à la knesset
1982 - 01:30:41 - vidéo
François Mitterrand à la Knesset : l'intégralité de l'édition spéciale d'Antenne 2 diffusée le 4 mars 1982.