Missak Manouchian est entré mercredi 21 février 2024 au Panthéon, 80 ans jour pour jour après son exécution. Une reconnaissance ultime pour cet ouvrier, poète et résistant communiste. Il est accompagné de sa femme Mélinée (bien que les deux ne furent jamais mariés civilement), également résistante, même si elle n'est pas elle-même panthéonisée. Les 23 autres membres du groupe Manouchian, juifs, polonais, hongrois, italiens, espagnol, roumain et français, fusillés pour la plupart avec Manouchian le 21 février 1944 dans la clairière du Mont-Valérien, y sont entrés de façon symbolique, sous la forme d'une plaque portant leur nom.
Durant son procès, la propagande nazie placarda dans la capitale une affiche avec les photos de dix membres du groupe Manouchian, sur fond rouge, dénonçant «l'armée du crime contre la France». Tous entreront dans la légende sous le nom de «L'Affiche rouge», qui inspira un poème à Aragon, mis en musique par Léo Ferré. C'est une interprétation de cette chanson que nous vous proposons de découvrir en tête de cet article. Elle est signée Monique Morelli, connue pour ses interprétations de poèmes. Elle a été enregistrée le 30 septembre 1961 dans le cadre de l’émission « Discorama », une émission musicale et culturelle diffusée sur la première chaîne de l’ORTF.
Monique Morelli est en réalité la première à prêter sa voix à la chanson mise en musique par Léo Ferré du poème d’Aragon Strophes pour se souvenir. Ce sera un succès immédiat.
La force du titre repose notamment sur le fait d’être constitué de certains extraits de la dernière lettre envoyée par Missak Manouchian à Mélinée juste avant son exécution. Car en effet, à quelques heures de la mort, Missak Manouchian a écrit une dernière lettre, poignante, à sa femme.
Découvrez ci-dessous le texte intégral de cette lettre ainsi que les paroles de la chanson interprétée par Monique Morelli.
La lettre de Missak Manouchian à Mélinée :
« 21 février 1944, Fresnes
Ma chère Mélinée, ma petite orpheline bien-aimée.
Dans quelques heures, je ne serai plus de ce monde. On va être fusillés cet après-midi à 15 heures. Cela m’arrive comme un accident dans ma vie, je n’y crois pas, mais pourtant je sais que je ne te verrai plus jamais.
Que puis-je t’écrire ? Tout est confus en moi et bien clair en même temps.
Je m’étais engagé dans l’armée de la Libération en soldat volontaire et je meurs à deux doigts de la victoire et du but. Bonheur à ceux qui vont nous survivre et goûter la douceur de la liberté et de la paix de demain. Je suis sûr que le peuple français et tous les combattants de la liberté sauront honorer notre mémoire dignement. Au moment de mourir, je proclame que je n’ai aucune haine contre le peuple allemand et contre qui que ce soit, chacun aura ce qu’il méritera comme châtiment et comme récompense. Le peuple allemand et tous les autres peuples vivront en paix et en fraternité après la guerre qui ne durera plus longtemps. Bonheur ! à tous !
J’ai un regret profond de ne t’avoir pas rendue heureuse, j’aurais bien voulu avoir un enfant de toi, comme tu le voulais toujours. Je te prie donc de te marier après la guerre, sans faute, et [d’]avoir un enfant pour mon honneur, et pour accomplir ma dernière volonté, marie-toi avec quelqu’un qui puisse te rendre heureuse.
Tous mes biens et toutes mes affaires. Je [les] lègue à toi et à ta sœur, et pour mes neveux.
Après la guerre, tu pourras faire valoir ton droit de pension de guerre en tant que ma femme, car je meurs en soldat régulier de l’armée française de la Libération.
Avec l’aide de mes amis qui voudront bien m’honorer, tu feras éditer mes poèmes et mes écrits qui valent d’être lus. Tu apporteras mes souvenirs, si possible, à mes parents en Arménie. Je mourrai avec 23 camarades tout à l’heure avec le courage et la sérénité d’un homme qui a la conscience bien tranquille, car personnellement, je n’ai fait [de] mal à personne et, si je l’ai fait, je l’ai fait sans haine.
Aujourd’hui, il y a du soleil. C’est en regardant au soleil et à la belle nature que j’ai tant aimée que je dirai adieu à la vie et à vous tous, ma bien chère femme et mes bien chers amis. Je pardonne à tous ceux qui m’ont fait du mal ou qui ont voulu me faire du mal, sauf à celui qui nous a trahis pour racheter sa peau et [à] ceux qui nous ont vendus. Je t’embrasse bien bien fort, ainsi que ta sœur et tous les amis qui me connaissent de loin ou de près, je vous serre tous sur mon cœur.
Adieu. Ton ami, ton camarade, ton mari.
Manouchian Michel
P.-S. : J’ai quinze mille francs dans la valise de la rue de Plaisance. Si tu peux les prendre, rends mes dettes et donne le reste à Armène. M.M.»
Les paroles de la chanson L'Affiche rouge :
Vous n'avez réclamé la gloire, ni les larmes
Ni l'orgue, ni la prière aux agonisants
11 ans déjà, que cela passe vite 11 ans
Vous vous étiez servis simplement de vos armes
La mort n'éblouit pas les yeux des Partisans
Vous aviez vos portraits sur les murs de nos villes
Noirs de barbe et de nuit hirsutes menaçants
L'affiche qui semblait une tache de sang
Parce qu'à prononcer vos noms sont difficiles
Y cherchait un effet de peur sur les passants
Nul ne semblait vous voir Français de préférence
Les gens allaient sans yeux pour vous le jour durant
Mais à l'heure du couvre-feu des doigts errants
Avaient écrit sous vos photos «morts pour la France»
Et les mornes matins en étaient différents
Tout avait la couleur uniforme du givre
À la fin février pour vos derniers moments
Et c'est alors que l'un de vous dit calmement
«Bonheur à tous, bonheur à ceux qui vont survivre»
«Je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand»
Adieu la peine et le plaisir, adieu les roses
Adieu la vie, adieu la lumière et le vent
Marie-toi, sois heureuse et pense à moi souvent
Toi qui vas demeurer dans la beauté des choses
Quand tout sera fini plus tard en Erivan
Un grand soleil d'hiver éclaire la colline
Que la nature est belle et que le cœur me fend
La justice viendra sur nos pas triomphants
Ma Mélinée, ô mon amour, mon orpheline
Et je te dis de vivre et d'avoir un enfant
Ils étaient 20 et 3 quand les fusils fleurirent
20 et 3 qui donnaient leurs cœurs avant le temps
20 et 3 étrangers et nos frères pourtant
20 et 3 amoureux de vivre à en mourir
20 et 3 qui criaient la France en s'abattant.