Promenade d'antan aux Halles de Paris avec ses travailleurs, ses noceurs et ses bonnes adresses

En 1973, l'immense marché des Halles de Paris terminait son déménagement pour Rungis (Val-de-Marne). Il laissait derrière lui les Halles Baltard, bientôt détruites, mais aussi tout un écosystème de commerces et de bistrots. Dans les archives de l'après-guerre, comme celle disponible en tête de cet article, l'activité nocturne du marché se mélangeait à celle des noceurs. Loïc Bienassis, historien à l’Institut Européen d'Histoire et des Cultures de l'Alimentation de l’université de Tours, revient pour l'INA sur la vie des Halles, ses restaurants et ce qu'il en reste.

INA. - En plein cœur de Paris, le quartier des Halles est aujourd’hui composé d’un très grand centre commercial entouré de jardins, de bars et de restaurants. Pourtant, pendant plus de 100 ans, il a accueilli le principal marché parisien, désormais situé à Rungis. À quoi ressemblaient les Halles de Paris à cette époque ?

Loïc Bienassis. - Au Moyen Âge, il y avait déjà un marché sur l'espace historique des Halles de Paris. Plusieurs marchés, à vrai dire. Mais ce qu’on appelle les Halles de Paris, ce sont avant tout les Halles Baltard, c'est-à-dire un ensemble d’une dizaine d’immenses pavillons qui ont été construits à partir des années 1850. Ils couvraient environ 33 hectares. Les différents pavillons étaient spécialisés, l'un dans les œufs, le fromage, d'autres dans la viande, d'autres dans les fruits et légumes.

Les Halles de Paris, c’était, pour reprendre l'expression de Zola, qui est aussi le titre de l’un de ses ouvrages paru en 1873 : le « ventre » de Paris. C'est là que Paris s'approvisionnait.

Et c'était un monde à part, l’un des grands visages du Paris populaire. C'était, en réalité, tout un quartier. Très rapidement, il y a eu le développement de ce qu'on appelle le carreau des Halles. C’était un marché en plein air autorisé, tout à fait légal, principalement de fruits et légumes. C'est pour ça que dans les archives photographiques, on voit des fruits et légumes vendus dans la rue et non dans les Halles.

Et puis, en dehors du carreau, d’autres commerçants, plus ou moins officiels, gravitaient autour des Halles. C’était là tout un petit monde, avec des grandes figures. Il y avait par exemple les forts des Halles, qui n'étaient pas simplement des portefaix employés par la préfecture de police pour charger et décharger les marchandises, mais qui étaient également chargés d'exercer une fonction de régulation, de contrôle. Ils étaient un peu ceux qui faisaient la police au sein des Halles.

Il y avait également un train, l'Arpajonnais, qui a été inauguré en 1894 et qui arrivait au pied de l'église Saint-Eustache. Il traversait des zones maraîchères parisiennes et partait d'Arpajon (Essonne) pour apporter les fruits et légumes au cœur de Paris. Il a été supprimé à la fin des années 1930.

INA. - Dans les archives, la vie des Halles semble plutôt être nocturne. Comment celle-ci s’organisait ?

Loïc Bienassis. - Effectivement, la vie des Halles, c’était la nuit. Selon les saisons, les horaires variaient. Mais globalement, les Halles vivaient de 22 h à 8 h du matin. Les différents types de cargaison arrivaient à des horaires distincts, déchargés dans les pavillons des Halles ou sur le carreau. Les ventes ouvraient à partir de 4 h, jusqu'à 8 h du matin. Et ensuite, il fallait tout nettoyer pour que les rues soient de nouveau livrées à la circulation.

Les Halles étaient un marché de gros. Les premiers acquéreurs, ce n'était pas monsieur et madame Tout-le-monde, mais plutôt des grossistes et des semi-grossistes. Néanmoins, il y avait aussi un marché de détail qui ouvrait un peu plus tard, en fin de nuit.

Ces lieux se sont progressivement engorgés (voir dans les différentes archives proposées au long de l'interview). Dès les années 1930, on a parlé de déménager les Halles. L'histoire des marchés parisiens, l'histoire des Halles, c'est toujours une course en avant. Paris comptait 500 000 habitants au tout début du XIXᵉ siècle. À la moitié de ce même siècle, il y avait environ un million d'habitants. La ville comptait plus de deux millions d'habitants au début du XXᵉ siècle. Il faut alimenter cette population qui ne cesse de croître. Et donc, ça suscite des difficultés. Il devient difficile pour Paris d’avoir son ventre en son cœur.

INA. - Et le quartier des Halles, à quoi ressemblait-il ?

Loïc Bienassis. - L’activité, notamment nocturne, des Halles suscite l'apparition de restaurants. Deux publics fréquentaient ces restaurants. D’abord un public local, tous ceux qui travaillent aux Halles, comme les forts des Halles, une myriade d'employés, plus tard, les camionneurs, les transporteurs. Ce public pouvait aussi bien provenir d’un milieu modeste, que de la bonne bourgeoisie marchande.

Et puis, il y a les noceurs. Leur présence est attestée de manière claire dès le milieu du XIXᵉ siècle. Ils faisaient la fête, buvaient, allaient au théâtre, dans d’autres restaurants et venaient ici pour finir la nuit, notamment pour manger la fameuse soupe à l'oignon.

Il y avait une cohabitation entre le grand monde parisien, ces noceurs sortant d’une nuit de beuverie et la blouse, celle des travailleurs des Halles.

C'est une cohabitation qui va se perpétuer jusqu'à la fin des Halles. Les Halles ont entamé leur déménagement en 1969 pour Rungis. Il sera totalement terminé en 1973. Donc ces deux visages de la vie nocturne parisienne, on les a retrouvés autour des Halles pendant au moins un siècle.

INA. - Qu’en reste-t-il en 2023 ?

Loïc Bienassis. - Dans cet ensemble de restaurants, il y en a finalement beaucoup qui n'ont pas vraiment laissé de traces. On sait que dans certains vieux immeubles, on avait des grandes salles assez simples, qui proposaient sans doute une cuisine assez simple également.

Et puis il y en a d'autres qui sont parvenus jusqu'à nous, sans doute avec un décor plus soigné. Par exemple, il est possible de trouver des traces du Chien qui fume, rue du Pont Neuf, depuis le début du XXᵉ siècle. Sa façade a été inscrite aux monuments historiques dans les années 1980. C’est un vestige de ces temps révolus.

Dans les années 1930, on a certains établissements, je pense au Père tranquille notamment, qui ne sont pas que des restaurants, mais aussi des cabarets. Des restaurants qui sont aussi faits pour faire la fête, avec un dancing, des attractions.

INA. - Quelles spécialités culinaires retrouvait-on aux Halles ?

Loïc Bienassis. - Ces restaurants des Halles proposaient une nourriture assez simple. Une nourriture assez viandarde aussi. Pharamond, par exemple, était spécialisé dans les tripes. Le Pied de cochon dans ses menus des années 1930, proposait du pied de cochon préparé sous différentes formes, du coq au vin, des pieds de mouton, des crêpes, des omelettes. Ce restaurant était aussi connu pour sa fameuse gratinée des Halles, cette soupe à l'oignon sur laquelle on met du gruyère.

Les cartes des restaurants des Halles étaient assez simples, assez limitées. Pour la clientèle de travailleurs, il fallait des aliments roboratifs, une nourriture simple et qui redonne des forces. Elles proposaient aussi du vin, bien sûr, du beaujolais en particulier. Le vin avait ce statut ambigu d'être quasiment une nourriture.

INA. - Ces adresses étaient-elles abordables ?

Loïc Bienassis. - Ces restaurants étaient connus pour être relativement bon marché, mais on y trouvait aussi des produits un peu plus luxueux. Il y avait par exemple des fruits de mer. Cela correspondait aux deux clientèles.

La nourriture qu'on trouvait au sein de ces restaurants faisait un peu écho, évidemment, à tout ce qui se vendait à côté, aux Halles. Par exemple : comme il y avait un pavillon de la triperie, on trouvait beaucoup de tripes dans ces établissements. Et non du pavillon boucher, des restaurants de barbaque.

Comme on trouvait de tout aux Halles, de toute façon, ça permettait justement à ces restaurants d’être les premiers à avoir accès à leurs produits. Les fruits de mer ne sont pas spécialement un produit parisien. Mais les restaurants autour des Halles vendaient tous des fruits de mer.

INA. - Qu’est-ce qui reste aujourd’hui de ce qu’on mangeait aux Halles ? Quel impact ont-elles eu sur la gastronomie ?

Loïc Bienassis. - Il est difficile de parler de spécialités parisiennes. Il y a la gratinée des Halles, mais même elle, c'est tout le problème, elle n'a rien de spécial : c'est une soupe à l'oignon avec du fromage.

Ce qui compte plus, ce n'est pas tant que Paris serait le seul lieu où l’on mange cette soupe, c'est qu'elle est devenue un symbole, un emblème de la cuisine qui se faisait dans le quartier. Donc, si par spécialités, on entend quelque chose qui ne se faisait qu'ici, non, il n'y a pas de spécialités à proprement parler. En revanche, il y a des plats, des préparations qui sont devenues emblématiques des Halles. Le pied de cochon en est une. La gratinée, en est une autre.

INA. - Que sont devenus les restaurants ?

Loïc Bienassis. - Évidemment, lorsque les Halles partent, toute cette vie cesse et tout un tas de restaurants disparaissent, des restaurants qui ont d'ailleurs été souvent oubliés.

Les établissements qui ont survécu sont peut-être aussi les plus élégants, les plus décorés, et font maintenant partie des représentations qu'on se fait des Halles et de ses restaurants, alors qu'en réalité, ils n’en sont qu'un aspect. Les marchands de rue, par exemple, qui ont totalement disparu ont été oubliés.

Ce quartier représente un Paris populaire, son imaginaire. C'est aussi un Paris qui fait rêver. Quand on parle Paris et cuisine, on pense haute cuisine, grande cuisine. Mais c'est aussi la cuisine des bistrots, la cuisine des petits restaurants.