Mercredi 26 janvier, Emmanuel Macron a reçu à l’Elysée des associations de rapatriés français d’Algérie. Face à elles, le président de la République a notamment évoqué le drame de la fusillade de la rue d’Isly du 26 mars 1962, reconnaissant une « tragédie » « impardonnable pour la République » : « Ce jour-là, les soldats français déployés à contre-emploi, mal commandés, ont tiré sur des Français (…). Ce jour-là, ce fut un massacre », a déclaré le chef de l’Etat.
Le reportage du journaliste d’Europe n°1 René Duval, placé en tête d’article, donne à voir et à entendre quelques instants de la fusillade, et les corps qui jonchent le sol. Ces images ne seront diffusées que le 6 septembre 1963, dans l’émission « Cinq colonnes à la une », sur l’ORTF, dans le cadre d’une rétrospective consacrée à ce conflit qui a opposé la France à sa plus précieuse colonie, entre 1954 et 1962.
Pour mieux comprendre cet événement, nous avons interrogé l’historienne Sylvie Thénault, spécialiste de la guerre d’Algérie et directrice de recherche au CNRS. Quant à l’exposé du déroulé factuel de la fusillade, présenté dans un encart de couleur dans le corps de l’article, nous avons résumé la présentation faite par l’historien Alain Ruscio lors d’un colloque organisé en 2012 à Evian pour le cinquantenaire des accords.
INA - Dans quel contexte s’inscrit la fusillade de la rue d’Isly ?
Sylvie Thénault - Le drame a lieu une semaine après les accords d’Evian du 18 mars entre la France et le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) qui prévoient un cessez-le-feu dès le lendemain, 19 mars, et la tenue d’un référendum d’autodétermination dans un délai de 3 à 6 mois. Dès lors, l’Organisation de l’armée secrète (OAS), créée en 1961, composée de Français d’Algérie et qui a rallié à sa cause de nombreux soldats de métier ayant fait défection, se lance dans une surenchère de violence pour éviter la tenue du référendum sur l’autodétermination qui donnera, tout le monde en est sûr, une large victoire aux indépendantistes.
Si elle s’en prend aux Algériens, l’OAS cible aussi massivement les forces françaises, police et soldats du contingent, qui sont restées fidèles au régime du général de Gaulle et à sa volonté d’accorder l’indépendance à l’Algérie. Excédée devant l’ampleur des pertes, l’armée décide de concentrer ses forces contre l’organisation terroriste. Elle installe un blocus total du quartier algérois de Bab El Oued, connu pour être le repaire des partisans de l’Algérie française. L’OAS lance alors un appel aux Européens de la ville pour qu’ils manifestent, lundi 26 mars, pour mettre fin à l’encerclement de Bab El Oued. C’est lors de cette journée que va avoir lieu la fusillade.
Alger sous la colonisation française. Le nord se situe à droite de la carte.
Alger sous la colonisation française. Le nord se situe à droite de la carte.
La rue d’Isly se situe-t-elle sur le trajet de la manifestation ?
Oui. La topographie des lieux est essentielle pour comprendre ce qu’il s’est passé. Même si Alger est une ville relativement hétérogène quant à la répartition de ses différentes populations, si bien qu’on a pu parler de la ville comme d’un « habit d’Arlequin », il y a tout de même deux zones très homogènes : Bab El Oued, le quartier populaire des « pieds noirs », les Français d’Algérie, situé au nord de la rade d’Alger ; un peu plus au sud se trouve la Casbah, peuplée en grande majorité de musulmans. Le centre-ville, d’où part la manifestation du 26 mars, se situe dans la continuation de ces deux quartiers, encore plus au sud. Cette zone qui regroupe les fonctions politiques, administratives et universitaires de la ville, est peuplée majoritairement d’Européens, plus aisés, même si, dans l’ensemble, les Français d’Algérie ont un niveau de vie bien moins élevé que ceux de la métropole. La rue d’Isly est cet axe majeur que doivent emprunter les manifestants pour rejoindre Bab El Oued, au nord, le chemin le plus rapide passant automatiquement par… la Casbah.
Comment réagissent les autorités face à cette manifestation, annoncée comme pacifique ?
La manifestation est interdite. Jusqu’alors, les Européens d’Alger ont à de nombreuses reprises exprimé dans la rue leur mécontentement, sans rencontrer de répression brutale de la part des autorités. De la « journée des tomates » du 6 février 1956 où ils conspuent le président du Conseil Guy Mollet, à la journée insurrectionnelle du 13 mai 1958, qui « réussit » puisqu’elle amène le retour du général de Gaulle au pouvoir, en passant par la semaine des barricades, du 24 janvier au 1er février 1960, aucun déchaînement de violence militaire comparable à la fusillade qui va éclater le 26 mars 1962.
La fusillade de la rue d'Isly : de quoi parle-t-on ?
Alors que les autorités font tout pour empêcher la formation du cortège, lançant des jets de gaz lacrymogènes depuis les airs, des centaines de manifestants se présentent néanmoins en début d’après-midi devant le barrage de la rue d’Isly, au niveau de la Grande Poste. Tous les autres accès vers Bab El Oued ont été condamnés à l’aide de chevaux de frise. Les soldats, des hommes du 4e régiment de Tirailleurs algériens, ont ordre de tenir. Le contact entre les militaires et la foule, qui alterne les menaces, les insultes racistes et les tentatives d’attendrissement, est alors extrêmement tendu, si bien que le commandant du barrage, le lieutenant musulman Daoud Ouchène, accepte de laisser passer trente personnes.
Mais dans la brèche ouverte se précipitent plusieurs centaines de pieds-noirs, qui se retrouvent séparés du reste du cortège. La thèse communément admise comme élément déclencheur du massacre est celle d’un coup de feu tiré d’un toit. Provocation de l’OAS ? Tir sur les soldats ? On ne saura sans doute jamais. Toujours est-il qu’à ce coup de feu, entendu entre 14h45 et 14h50, répondent les soldats, qui se mettent à mitrailler les manifestants, pris dans la nasse. La fusillade dure plusieurs minutes. Des dizaines de corps jonchent le sol. On ne connaît pas le bilan exact, mais la plupart des historiens font état d’une cinquantaine à une soixantaine de morts. Le bilan le plus précis, donné par une adhérente de l’association Alger. 26 mars 1962, qui a dressé une liste nominative, aboutit au chiffre de 65 victimes.
Les soldats qui ont tiré sur la foule ce jour-là étaient-ils bien tous musulmans ? Ce détail a-t-il son importance ?
C’est un régiment de tirailleurs algériens, en majorité composé de « musulmans ». Dans le contexte de défiance de l’armée vis-à-vis d’une grande partie de l’armée de métier, en raison de son attachement à l’Algérie française, ce régiment a pu être au contraire jugé comme sûr pour ce type de maintien de l’ordre. Ce doit être la raison pour laquelle on les retrouve ce 26 mars à ce point de contrôle stratégique. On ne peut écarter bien sur totalement la thèse de la vengeance, ou d’une trop forte pression psychologique face une foule hostile. Ce qui expliquerait notamment pourquoi la fusillade a duré si longtemps. Mais cette explication d’ordre « psychologique » me paraît être secondaire par rapport à celle d’empêcher, coûte que coûte, le cortège de passer.
Quel est l’enjeu mémoriel de la fusillade de la rue d’Isly ? Est-il vrai que, pour reprendre les mots d’Emmanuel Macron, « la République ne s’était jamais exprimée » à ce sujet ?
Dès le début, dans les milieux nostalgiques de l'Algérie française, ce massacre a toujours été le symbole du martyre des Français d'Algérie. Il est également étudié depuis longtemps par les historiens. Si en effet l’intervention du président de la République le 26 janvier devant les associations de rapatriés d’Algérie constitue bien la première fois qu’un chef de l’Etat reconnaît de vive voix cet épisode, le jugeant en outre « impardonnable pour la République », il faut rappeler qu’un premier pas dans cette reconnaissance a en fait eu lieu dès 2010. Cette année-là, les noms des morts de la rue d’Isly ont été ajoutés sur le « mémorial de la guerre d’Algérie et des combats du Maroc et de la Tunisie », quai Branly à Paris, un monument érigé en 2002 et inauguré par le président de la République, Jacques Chirac.