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1996 : la politologue Virginie Martin alerte sur l'émergence d'un vote d'adhésion au FN

1996 : la politologue Virginie Martin alerte sur l'émergence d'un vote d'adhésion au FN

À l'issue du premier tour des législatives 2024, le Rassemblement national est arrivé en tête des suffrages. Face à cette percée, certains commentateurs évoquent désormais un vote d'adhésion pour le parti d'extrême-droite, qui aurait remplacé celui de contestation. Ce changement de paradigme, une politologue l'avait analysé dès la fin des années 90, au point d'en faire une étude. Un avertissement resté lettre morte.

Par Florence Dartois - Publié le 03.07.2024
 

ACTU.

À l'issue du premier tour des élections législatives du 1er juin 2024, le Rassemblement national (RN) est arrivé en tête avec 29,25 % des suffrages et 33,34% avec ses alliés, suivi de l'Union de la gauche (27,99 %), et d'Ensemble, la majorité présidentielle (20,04 %). Dans de nombreuses circonscriptions, la vague RN a balayé des députés sortants, parfois installés de longue date ou très médiatiques.

Dans certaines circonscriptions, le succès de candidats RN ni connus ni enracinés, tend à montrer que l'on assiste cette fois à un vote d'adhésion aux idées du parti de Jordan Bardella et non plus à l'expression d'un rejet des politiques menées par la majorité en place. Assiste-t-on à une révolution dans le paysage politique français ? Aurait-on pu anticiper ce résultat ?

En observant ce succès incontestable du RN dans les urnes au premier tour des législatives, une politologue, qui se qualifie elle-même de « Cassandre » (cette figure mythologique capable de prévoir l'avenir, mais que personne ne croyait), s'est souvenue avoir alerté sur le risque d'adhésion de l'électorat aux idées du Front national, et ce, dès la fin des années 90, dans sa thèse consacrée à la montée du FN à Toulon. Sur X, cette politologue, Virginie Martin, a tweeté :

Toulon : une préfiguration de l'avenir ?

En 1996, Virginie Martin, qui était alors une toute jeune politologue, révélait les conclusions de son étude sociologique sur le vote FN à Toulon dans une monographie intitulée Toulon la noire. En effet, en 1995, Toulon avait été la première ville de plus de 100 000 habitants à basculer vers le Front national, en élisant Jean-Marie Le Chevallier (1936-2020) comme maire.

Son travail de synthèse de plus de 1 500 pages, basé sur une enquête de terrain de plusieurs mois, la mena à la conclusion qu'un vote d'adhésion pour le FN n'était pas impossible. La jeune chercheuse avançait plusieurs explications à ce glissement des électeurs vers le parti de Jean-Marie Le Pen : la défiance envers des élus plus préoccupés par leurs propres intérêts que par le bien public, le rejet des magouilles politiques, amplifié par le sentiment de déclassement lié à la crise et au chômage.

Le sentiment d’insécurité et l’impression de perte d’identité qui serait menacée par l’immigration, étaient d'autres vecteurs forts d'adhésion au discours du Front national. Sa conclusion était sans appel, le vote d’adhésion était en passe de remplacer celui de protestation. Une conclusion qui lui avait valu, expliquait-elle le 23 juin sur X, qu'on « lui rit au nez », dénonçant « l’aveuglement des responsables politiques et médiatiques ».

Les prémices du vote d'adhésion

Nous avons retrouvé dans nos archives quelques interventions télévisées de la politologue à l'occasion de la parution de son livre. L'extrait disponible en tête d'article date du 30 mars 1996. Reçue dans « Face à la presse » sur FR3 Nice, la chercheuse présentait son ouvrage Toulon la noire. Son étude, qui cernait les contours du succès du Front national dans cette ville de PACA, pointait aussi du doigt les responsabilités de la classe politique dans son ensemble, qui avait, selon la chercheuse, « péché par faiblesse » pour empêcher le FN d'arriver à Toulon.

La politologue analysait alors le succès dans les urnes de Jean-Marie Le Chevallier, l'édile toulonnais FN, comme la résultante de plusieurs facteurs : un vote protestataire de la classe populaire, le mutisme de la population musulmane, la discrétion des représentants juifs et l'aide, non négligeable, d'une certaine classe, notamment de la Marine nationale. Virginie Martin décrivait un transfert du vote protestataire de l'extrême gauche, notamment le parti communiste, vers l'extrême-droite, chez Jean-Marie Le Pen.

La jeune femme se montrait en revanche plus nuancée quant à la notion de « vote d'adhésion », expliquant qu'il présupposait que l'on adhère totalement et depuis le début au programme du FN. À son sens, si l'augmentation du vote d'adhésion était indéniable, il ne s'agissait encore que d'une « adhésion partielle » à certaines propositions, notamment, dans le sud, celles en référence à l'immigration. « Il y a adéquation entre les propositions de Jean-Marie Le Pen et les attentes d'une certaine frange de la population. Il est vrai, c'est bien pour ça qu'on peut aussi parler de vote d'adhésion... »

Légitimité démocratique du FN

Dans la suite de l'interview, à découvrir ci-dessous, Virginie Martin expliquait en partie la progression du vote frontiste par la « légitimité démocratique » donnée au Front national, qu'il n'était plus question d'interdire. L'occasion pour elle, d'alerter sur la progression irrémédiable de ce parti : « La démocratie l'a accepté [le FN, NDLR]. Maintenant, c'est à la démocratie d'assumer la montée en flèche de ce parti d'extrême droite, puisqu'il en est un », insistait-elle. Et de rappeler que l'élection de Jean-Marie Le Chevallier à Toulon, validée par les électeurs, était incontestable.

Les élections municipales de Toulon avaient été très serrées, puisque, comme le rappelait un journaliste en plateau, elle avait donné lieu à une triangulaire. À l'issue du premier tour, les trois listes, de droite (François Trucy, UDF), de gauche (Christian Goux, PS) et du FN obtenaient des scores très proches. Il rappelait que « finalement », chaque tendance représentait environ un tiers des suffrages exprimés. Au deuxième tour, Jean-Marie Le Chevallier l'avait emporté, avec 37% des voix.

Un aveuglement politique

Virginie Martin analysait ensuite les erreurs stratégiques des partis politiques qui avaient permis la victoire de Jean-Marie Le Chevallier à Toulon. En particulier, celle du maintien d'un candidat de gauche (Christian Goux) quasi inconnu localement. Elle expliquait que la triangulaire avait empêché les électeurs, notamment de gauche, de faire barrage au FN, ce qu'ils auraient fait, assurait-elle.

Elle se référait ensuite à la justesse des propos de Jean Glavany, qui était alors secrétaire national du PS, et qui venait de déclarer : « On ne doit pas choisir entre la peste et le choléra ou entre le choléra et la peste. Non, on doit proposer un troisième choix ». Cette absence de troisième choix séduisant était l'une des erreurs stratégiques majeures de la classe politique, déplorait-elle. Sa conclusion était sans appel : entre une droite jugée « affairiste » et « une gauche quasi inexistante » (et peu soutenue dans la région par les « éléphants » du parti), le vote des électeurs s'était porté vers l'unique « troisième voie » jugée acceptable, celle du candidat FN.

L'avertissement ignoré de 2002

À la présidentielle de 2002, un électeur sur cinq vota en faveur de Jean-Marie Le Pen, le propulsant au deuxième tour face à Jacques Chirac. Un choc pour la plupart des commentateurs, mais pas pour Virginie Martin, qui de nouveau fut invitée sur le plateau de FR3 Méditerranée pour analyser le succès FN, certes relatif, mais inquiétant, à Marseille, cette fois.

En préliminaire à son intervention la politologue se montrait rassurante, en précisant que jusqu'à alors, le vote FN n'avait obtenu que des victoires locales. Au niveau national, déclarait-elle, il subsistait des garde-fous, parfois même chez les électeurs du FN eux-mêmes. Certains électeurs ponctuels du FN reconnaissaient les aspects « violent, extrémiste, xénophobe » du parti et comptaient encore sur « les lois de la République » pour le contenir.

En revanche, l'essor du vote FN dans certaines villes l'inquiétait davantage. Marseille représentait un bon exemple de cette mutation inédite. Connue pour être une ville cosmopolite, plutôt de gauche, la cité phocéenne avait accordé près de deux points de plus au Front national par rapport à l'élection présidentielle de 1997.

À Marseille en 2002, comme à Toulon en 1996, la politologue repérait l'un des socles du FN : la précarisation et l'insécurité. Ainsi, constatait-elle, le vote FN à Marseille avait particulièrement explosé dans les quartiers nord, ce qui accréditait la justesse de son analyse : « Ce qui c'est alarmant, précisait-elle, c'est de voir que, plus on va dans les quartiers nord, dans les quartiers précarisés, avec 35 % de logements sociaux (...) plus le Front national est fort. Donc, on arrive à des scores extrêmement importants de plus de 30 % de suffrages exprimés dans ce type de quartiers. »

Forte de ces constatations, Virginie Martin alertait la classe politique sur le fait que le FN ne resterait pas circonscrit à la ruralité, et que la paupérisation des classes moyennes, notamment citadines, si elle venait à s'amplifier, ne manquerait pas d'alimenter le vote FN dans les centres urbains : « Enlevons (...) les oripeaux du cliché et regardons peut-être cette intégration plus en face. »

À l'image des prophéties de l'antique Cassandre, qui annonçait la guerre de Troie sans être crue, l'avertissement de Virginie Martin ne fut pas entendu comme elle l'a rappelé sur le réseau social X le 23 juin 2024, constatant la lente mais « solide sédimentation avec des degrés différents » sur tout le territoire, même en Bretagne, qui restait relativement épargnée par l'influence d'extrême-droite.

Une sédimentation basée sur les trois pôles, toujours les mêmes, ceux qu'elle avait mis en lumière à Toulon dès 1996, puis à Marseille en 2002 : la déception et la colère vis-à-vis des politiques, le sentiment de déclassement, de « ne plus pouvoir faire face » et la question de l'identité et de la fragilité sociale.

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