En cet été 1969, comme tous les 12 août, la population protestante de Londonderry, deuxième ville d’Irlande du Nord, s’apprête à célébrer l’un des souvenirs les plus marquants de son histoire : en 1689, la ville, alors assiégée par les troupes catholiques de Jaques II, renversé un an plus tôt du trône d’Angleterre par la Glorieuse Révolution, avait dû son salut au courage de jeunes protestants, les « Apprentice Boys of Derry ». Londonderry était finalement délivrée quelques mois plus tard par l’arrivée des troupes du nouveau roi d’Angleterre, le protestant Guillaume III.
Une rivalité vieille de plusieurs siècles
Trois siècles ont passé, mais en 1969, la rivalité est toujours tenace entre les deux communautés religieuses. Les protestants, aussi appelés Unionistes, craignent plus que tout l’union de l’Irlande du Nord avec le sud de l’île, indépendant depuis 1921 et de tradition catholique. Ils veulent coûte que coûte maintenir l’union avec la Grande Bretagne. Pour cela, la célébration de leur identité protestante est le lien le plus tenace avec l’Angleterre, « la sœur ainée », qui observe néanmoins avec inquiétude la montée des tensions dans une région où vivent 35 % de catholiques.
Ces derniers ont toutes les raisons du monde d’être insatisfaits. Largement discriminés, ils vivent dans des quartiers qui s’apparentent le plus souvent à des ghettos. Bien plus pauvres que leurs voisins protestants, ils n’ont pas accès aux meilleurs emplois. La loi électorale ne leur permet pas une représentation à la hauteur de leur nombre. Ils sont des citoyens de seconde zone.
La lutte pour les droits civiques
A partir de la seconde moitié des années 1960, les catholiques commencent à militer pour la reconnaissance de leurs droits civiques, inspirés par le modèle des noirs américains. Leurs manifestations, pacifiques, entraînent la radicalisation de nombreux protestants auxquels les auxiliaires de la police de la « Royal Ulster Constabulary » (RUC), les extrémistes de « l'Ulster Volunteer Force » (UVF), et même, depuis l’élection du Premier ministre Chichester Clark en mai 1969, les « B. Specials », de véritables « têtes brûlées », prêtent main forte.
La présence face aux manifestants de ces groupes armés, défendant avec zèle la cause unioniste, met le feu aux poudres. En octobre 1968, la répression policière d’une manifestation catholique pacifique fait plus de 70 blessés ; en janvier 1969, le ghetto catholique de Londonderry, le Bogside, se constitue en « Free derry » après que des policiers y ont pénétré, engendrant en réponse barricades et combats de rue…
La « bataille du Bogside »
Alors, lorsque la perspective de la traditionnelle marche protestante du 12 août se profile, le gouvernement réfléchit à l’interdire. Mais parce que ses membres sont protestants, affiliés aux mêmes confréries que celles qui prennent part au défilé, et que cette date représente la célébration de leur propre identité, ils décident de laisser faire.
Une décision lourde de conséquences... Comme on pouvait s’y attendre, la procession des « Apprentice Boys of Derry », arborant fièrement les couleurs oranges du roi Guillaume III qui symbolisent l’identité unioniste d’Irlande du Nord, défilent sur les remparts de la ville et longent l'imposant quartier catholique du Bogside. Dans une extrême tension, les deux communautés se font face. Au mépris des protestants répond la haine des catholiques, majoritaires dans la ville.
Alors que les policiers de la RUC pénètrent à nouveau le Bogside, les catholiques y dressent des barricades. Les échauffourées se transforment en batailles de rue à la tombée du jour. Projectiles et coktails molotovs pleuvent sur les forces de police, qui répliquent en déployant du matériel anti-émeutes impressionnant : véhicules blindés, engins lanceurs d’eau, gaz lacrymogène.
Crédits Stringer/AFP : le 15 août 1969, des troupes de l'armée britannique prennent position à Londonderry autour du quartier catholique du Bogside pour faire cesser les affrontements.
Le calme à Londonderry ne revient qu'au matin du 14 août, lorsque les troupes britanniques, envoyées par Londres pour calmer le jeu, se déploient dans le Bogside, acclamées par ses habitants. C'est la première fois depuis cinquante ans que l'armée est envoyée en Irlande du Nord pour des opérations de police.
Le bilan de ces deux nuits de confrontations est lourd. Plus de mille catholiques ont été blessés, et plus d'une centaine de maisons ont été incendiées ou endommagées.
A Belfast, la violence atteint son paroxysme
Les violences, impressionnantes à Londonderry, ne sont pas les plus importantes que le pays ait à déplorer. Faisant tâche d'huile dans le reste du pays, les affrontements entre communautés culminent dans la capitale, Belfast, une ville à large majorité protestante.
Du 13 au 16 août, les combats de rue et les attaques des maisons de catholiques ne faiblissent pas. Avec le déploiement des militaires, les violences cessent.
Durant ces nuits de guerre civile, huit personnes trouvent la mort, six catholiques et deux protestants. On compte des centaines de blessés, dont cent-trente par balles, quatre-cent maisons ont été incendiées. Des milliers de personnes se retrouvent sans-abri et doivent être secourues.
Guerre de religions en Irlande
1969 - 17:24 - vidéo
Envoyé sur place pour rendre compte d'un drame qui émeut l'Europe entière, le reporter du magazine « Panorama » relate ainsi les funérailles qui endeuillent la capitale au lendemain des émeutes : « Belfast, hommage militaire aux huit victimes des nuits sanglantes de jeudi et vendredi, nuits où la haine a déchaîné le feu, affrontements d’hommes catholiques, protestants, qu’une ruelle et 300 ans d’histoire séparent peut être à jamais ». Avant de constater que parmi le « recueillement et l'anéantissement » des proches, se trouve parmi les victimes « un enfant de huit ans, mort frappé d’une balle perdue, tirée par un homme qui était peut être un père de famille ».
Dans son témoignage sur les troubles de Londonderry en août 1969, le journaliste irlandais Jo Carroll avait compris la complexité de la situation en train de naître sous ses yeux, n'y voyant « aucune solution dans l'immédiat », tant la situation se révélait « catastrophique ». La solution, pensait-il, si elle existait, nécessiterait d'attendre « trente ans ».
Les faits lui donneront raison : vingt-neuf ans plus tard, en 1998, les accords du Vendredi Saint entre catholiques et protestants d'Irlande du Nord, patronnés par les gouvernements irlandais et britannique, amenaient enfin la paix en Ulster.
Mais aujourd'hui, le Brexit et l'épineuse question de la frontière font craindre aux catholiques et aux protestants le retour de violences qui auront durablement marqué un pays où la concorde paraît toujours si fragile.