« Nous sommes responsables, vous aussi M. Masure vous pouvez faire quelque chose, vous devez faire quelque chose, pour que cette situation change, parce qu'on peut la changer, si on le veut. » C’est un appel pour que cessent les exactions au Rwanda que lance, les larmes aux yeux, Jean Carbonare, le 28 janvier 1993, sur le plateau du journal de 20h de France 2.
Président de l’association « Survie » qui dénonce le néocolonialisme français en Afrique et grand connaisseur du continent, Jean Carbonare rentre d’une mission de quinze jours au Rwanda pour le compte de la Fédération internationale des droits de l'homme. Ce qu’il y a vu et entendu l’a horrifié.
Plus d’un an avant le début du génocide des Tutsis, commencé le 7 avril 1994 au lendemain de l’attentat contre le président Juvénal Habyarimana, Jean Carbonare rend compte, déjà, d’une situation « génocidaire » vis-à-vis de la minorité du pays :
« Ce qui nous a beaucoup frappé au Rwanda, c’est à la fois l'ampleur de ces violations [des droits de l’homme], la systématisation, l'organisation même de ces massacres. On a parlé d'affrontements ethniques, mais en réalité, il s'agit de beaucoup plus que d'affrontements ethniques, c'est une politique organisée que nous avons pu vérifier malheureusement, parce que dans plusieurs coins du pays, en même temps, éclatent des incidents. Cela n'est pas fortuit, on sent que derrière tout cela, il y a un mécanisme qui se met en route. »
« Notre pays a une responsabilité »
Une situation dramatique que Jean Carbonare va jusqu’à qualifier de « purification ethnique, de génocide, de crimes contre l'humanité » dans le pré-rapport qu’il rédige avec ses collègues de la Fédération internationale des droits de l'homme, et dont il soupçonne l’état rwandais d’être directement responsable : « Jusqu'à quel niveau, nous sommes réservés pour le moment, […] mais tous les membres de la mission sont convaincus qu’il y a une responsabilité très grande jusqu'à un niveau élevé dans le pouvoir. »
Le pouvoir est alors dans les mains du président hutu Juvénal Habyarimana, soutenu par la France. Cette alliance, Jean Carbonare la ressent de manière « inconfortable » lors de son enquête sur le terrain : « Notre pays, qui supporte militairement et financièrement ce système, a une responsabilité […] Notre pays peut, s’il veut le faire, peser sur cette situation. »
Prolongeant le reportage de France 2 diffusé juste avant son interview et faisant état de charniers découverts dans les villages de Mutura et Kinigui, au nez et à la barbe d’habitants et d’autorités hutu qui jouent la surprise, le sourire aux lèvres, Jean Carbonare lance un appel à la France et à la communauté internationale pour que cessent ces massacres de Tutsis : « On a trouvé des femmes qui sont terrées au fond de la forêt depuis des semaines avec leurs enfants. On peut faire quelque chose, il faut qu'on fasse quelque chose pour elles, et notre gouvernement, en pesant sur les autorités du pays, qu'elles assistent militairement et financièrement, peuvent très rapidement [agir]. »
Un cri d’alarme qui va rester sans réponse. Plus d’un an plus tard, le 7 avril 1994, éclate l’un des pires génocides du XXe siècle. Pendant 100 jours, jusqu’au 17 juillet 1994, près de 800 000 Tutsis seront massacrés des mains de leurs voisins Hutu.
Quant au rôle exact de Paris dans cette tragédie, le rapport de la commission Duclert, remis à Emmanuel Macron le 26 mars 2021, s'il écarte le terme de « complicité », « conclut à un ensemble de responsabilités lourdes et accablantes pour l’Etat français ».
Pour aller plus loin :
Le 28 janvier 1993, un reportage de France 2 fait état des charniers découverts dans les villages de Mutura et Kinigui et met en garde, déjà, contre le « génocide auquel est promise la minorité tutsi ».
Le 23 juillet 1994, interviewé sur France 2, le président François Mitterrand voyait dans l'intervention française Turquoise l'une des seules « lueurs » dans cette « épouvante ».
Le 9 février 1996, le magazine « Géopolis » sur France 2 rappelle les liens entre la Belgique, ancien pays colonisateur, et le régime du président Juvénal Habyarimana, au pouvoir depuis 1973.