Le 12 octobre 2021, devant un parterre d’entrepreneurs et de décideurs réunis dans la salle des fêtes de l’Elysée, Emmanuel Macron dévoilait le plan « France 2030 », qui a pour but de favoriser l’émergence ou la consolidation de nouvelles filières industrielles d’avenir. Le nucléaire, l’hydrogène vert, les biomédicaments, les transports décarbonés, les batteries, ou les semi-conducteurs étaient autant de secteurs déclarés comme stratégiques par le président de la République, qui avait annoncé une enveloppe de 30 milliards d’euros pour leur développement.
L’un de ces secteurs est particulièrement sensible, puisqu’il se place au cœur même de l’économie mondiale : c’est l’industrie des puces électroniques (aussi appelée industrie du circuit intégré, ou des semi-conducteurs). Depuis que les mesures de confinement liées au Covid ont désorganisé ses usines et ses approvisionnements, c’est toute l’offre internationale dans d’innombrables domaines industriels – automobile, électroménager, électronique, manufacturier, entre autres – qui subit une crise de l’offre. Il n’y a tout simplement plus assez de puces électroniques pour faire tourner l’économie mondiale.
Domination américaine
Cette industrie, qui repose sur les propriétés physiques des semi-conducteurs, ces matériaux comme le silicium qui ont la particularité de posséder une conductivité électrique intermédiaire entre celle des métaux et celle des isolants, est dominée depuis toujours – mis à part une éclipse à la fin des années 1980 à la faveur du Japon – par les Etats-Unis. Au classement 2021 des 15 premières sociétés mondiales dans la conception et la production de puces électroniques (incluant aussi les fonderies) établi par la société de conseil Icinsights, l’Amérique se taille la part du lion avec huit entreprises, dont le leader Intel. L’Asie est ensuite largement représentée, avec Taïwan, qui possède le géant de la fonderie TSMC (qui sous-traite principalement la production d’entreprises américaines), la Corée du Sud et le Japon.
Seules deux entreprises européennes figurent dans ce top 15 mondial, mais en queue de peloton : l’allemand Infineon, à la 12e place, et le franco-italien STMicroelectronics, à la 14e place. Le Néerlandais NXP, troisième major européenne, se classe juste derrière, au 16e rang mondial.
Avec 9% seulement du chiffre d’affaires mondial de la vente des semi-conducteurs, l’Europe reste fragile dans ce secteur jugé stratégique par Paris et Bruxelles. Et pourtant, le positionnement européen sur les semi-conducteurs est ancien. Nos archives permettent de retracer l’histoire d’un des fleurons du Vieux continent, STMicroelectronics, fruit d’un mariage conclu en 1987 entre une entreprise française, Thomson Semiconducteurs (issue de la fusion de onze sociétés entre 1960 et 1985), et une entreprise italienne majeure, la Società Generale Semiconduttori (SGS), toutes deux nées au cours des années 1950.
L’archive présentée en tête de cet article nous transporte au temps du « miracolo italiano », l’équivalent transalpin de nos Trente Glorieuses. Nous sommes en 1967, la Società Generale Semiconduttori existe depuis dix ans. L’émission Temps présent se rend à Agrate Brianza, une ville de la banlieue milanaise, siège de la SGS. Dans cette cité historiquement dévolue à l’industrie textile, cette société a trouvé tout un vivier de femmes ouvrières, habiles de leurs mains, une spécialité bienvenue dans une industrie électronique « à l’expansion foudrayante » où la miniaturisation occupe une fonction essentielle. Surtout depuis que l’ingénieur américain Jack Kilby a inventé en 1958 chez Texas Instruments le circuit intégré (ou puce électronique), à base de silicium, une invention qui va jeter les bases de l’électronique moderne.
Pépite
Si Temps présent se rend ainsi de l’autre côté des Alpes, c’est que la SGS est une société en pleine croissance, qui représente bien les espoirs que place toute l’Europe dans son industrie technologique (re)naissante. Aujourd’hui, on dirait une pépite. Mais une pépite qui doit beaucoup, il est vrai, aux Etats-Unis.
Cofondée en 1957 par les sociétés italiennes Olivetti et Telettra et l’américaine Fairchild Semiconductor, pionnière dans la fabrication de transistors et des circuits intégrés, SGS prend le nom de SGS Fairchild en 1961, et va bénéficier tout au long des années 1960 de l’expertise américaine, comme le rappelle dans notre archive Renato Bonifacio, son président-directeur général : « Il est admis qu’en matière d’électronique, les Etats-Unis détiennent toujours une position d’avant-garde sur l’Europe. Celle-ci a encore besoin de l’expérience technologique américaine, et la SGS Fairchild a été justement créée avec pour but de profiter des connaissances technologiques des Etats-Unis, tout en conservant à l’Europe son indépendance financière, commerciale, technique, et de recherche. » Européenne, la SGS l’est pleinement grâce à ses quatre filiales en Allemagne, en Angleterre, en Suède et en France.
Dans l’Hexagone, c’est à Rennes, en 1966, que la SGS inaugure une « usine de 500 personnes » qui a produit cette année-là, en majorité « pour le marché français », « environ 20 millions de semi-conducteurs ». Une production aux débouchés variés, puisque, comme l’explique son directeur, le site rennais conçoit « du composant de très haute technicité pour l’électronique spatiale, jusqu’au composant de production courante […] pour les appareils de radio et de télévision. »
En 1969, la collaboration de la SGS avec Fairchild cesse, et l’entreprise va passer dans le giron de l’IRI, la holding industrielle de l'Etat italien, tout au long des années 1970. Une décennie difficile pour l’ensemble du secteur européen des semi-conducteurs, qui souffre durement de la concurrence américaine, et d’un nouveau venu particulièrement redoutable, le Japon. « Ce n’est pas le potentiel technologique de l’Europe qui est en cause alors, mais ses capacités d’industrialisation et de réponse aux stimulations du marché », explique Sylvie Daviet, dans une étude consacrée à l’émergence de STMicroelectronics, et publiée en 2000. Pour cette professeure en géographie à l’Université d’Aix-Marseille, c’est l’arrivée du Sicilien Pasquale Pistorio à la tête de l’entreprise, en 1979, qui va représenter un tournant majeur. Cette année-là, alors que l’Italie entre dans le Système monétaire européen (SME), le gouvernement – et notamment le ministre de l’Industrie Romano Prodi – propose à Pasquale Pistorio, qui se trouve alors à la direction marketing international de Motorola à Phoenix, le challenge de redresser la SGS : « Peut-on dire que le choix de Pistorio de quitter sa situation à Motorola, pour une entreprise en crise, dans une Europe en crise, est une évidence ? Ce choix n’est pas guidé par un intérêt financier, il n’a de sens qu’en regardant l’homme à travers le filtre de ses origines, de sa dimension humaine et de sa volonté presque irrationnelle de relever un défi : prouver que l’Europe peut exister et se défendre dans l’industrie mondiale du semi-conducteur. »
Multinationale européenne
Le défi sera relevé. Au cours de cette décennie 1980 à nouveau sous gestion privée, la SGS de Pasquale Pistorio se rétablit et absorbe son concurrent national ATES. Pour enfin, en 1987, fusionner avec une entreprise française avec la bénédiction des autorités européennes. L’annonce, notamment faite dans le journal télévisé de FR3 du 30 avril 1987, se veut optimiste : « Alliance franco-italienne dans le domaine des composants électroniques. Le groupe français Thomson Semiconducteurs va créer une société commune avec l’Italien SGS avec pour ambition d’être le deuxième groupe européen [derrière Philips, NDLR] dans l’industrie des puces. Une puissance qui les rendra plus compétitifs face à la concurrence japonaise. »
Les semi conducteurs
1987 - 01:31 - vidéo
Le reportage explique que les deux groupes ont choisi l’union en raison de leur « complémentarité » : « Tout le sens de l’accord franco-italien », c’est tout d’abord « d’unir leurs forces pour résister aux industries japonaises et américaines en mettant en commun un fort potentiel de recherche ». C’est aussi choisir de « diversifier leurs gammes grâce à des produits complémentaires ». Enfin, aspect non négligeable de l’accord, pouvoir « pénétrer de nouveaux marchés », grâce au positionnement historique des deux entreprises : « Thomson dispose d’une base solide aux Etats-Unis, tandis que SGS trouve déjà 15% de ses débouchés en Extrême-Orient ». Dernière complémentarité, rappelée par l’étude de Sylvie Daviet, une double matrice industrielle américaine, au vu de l’histoire des deux entreprises : SGS devant beaucoup à Fairchild, puis à Motorola, quant Thomson a beaucoup profité du rachat en 1985 de l’Américain Mostek, issu de Texas Instruments. Avec ce mariage, le groupe se « place au 12e rang mondial », fort de ses « 19 000 salariés ».
Diversification
Au cours des années 1990, un processus de diversification de la production mondiale de semi-conducteurs se met en place, avec l’arrivée de nouveaux acteurs asiatiques. Au début des années 2000, selon un rapport du Sénat, l'Europe résiste plus qu'honorablement, avec ses trois champions très bien positionnés dans le top 10 : STMicroelectronics occupe même brièvement la 3e place (certes loin derrière la première place du géant Intel) grâce au succès de son client Nokia, tandis que Siemens (rebaptisé Infineon en 1999) occupe la 9e place et Philips (rebaptisé NXP en 2006) la 10e place. Ces trois entreprises détiennent alors 10% du marché mondial. Vingt ans plus tard, ces trois majors européennes piétinent après la 10e place, mais leur part de marché reste à peu près inchangée, puisque l'Europe est à 9% de part de marché mondial, toujours principalement grâce à ces trois entreprises. Ce qui a changé en deux décennies, c'est l'incroyable développement de l'industrie des semi-conducteurs, qui a surtout profité aux Etats-Unis et à l'Asie.
Près de 35 ans après sa création, STMicroelectronics est revenue à peu près au même rang mondial qu’elle occupait à sa création, dans un monde toujours plus avide de composants électroniques. Un monde entièrement dépendant des semi-conducteurs, comme l’avait prédit en 1967 Renato Bonifacio , le président-directeur général de la SGS Fairchild : « On ne peut pas prévoir aujourd’hui toutes les applications futures de l’électronique, mais l’électronique deviendra le compagnon de notre existence. »