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1964 : une plongée saisissante dans la réalité de l'apartheid en Afrique du Sud

1964 : une plongée saisissante dans la réalité de l'apartheid en Afrique du Sud

A l'occasion de la mort à l'âge de 90 ans de Desmond Tutu, infatigable dénonciateur de l'oppression due à la ségrégation raciale en Afrique du Sud, nous avons retrouvé un reportage exceptionnel de l'émission « Sept jours du monde », qui, au milieu des années 1960, dressait un portrait du système raciste de l'apartheid.

Par Cyrille Beyer - Publié le 27.12.2021
 

L’archevêque Desmond Tutu, mort à l’âge de 90 ans ce dimanche 26 décembre, aura toute sa vie combattu avec les armes de l’intelligence, de la compassion et du pardon, contre la ségrégation dont était victime la majorité noire en Afrique du Sud. Véritable icône internationale de la lutte contre l’apartheid, ce régime basé sur le « développement séparé des races » qu’il qualifiait de « système le plus vicieux jamais inventé depuis le nazisme », Desmond Tutu recevait en 1984 le prix Nobel de la paix pour son œuvre de justice.

Pour illustrer ce que fut cette période sombre de l’histoire de l’Afrique du Sud, nous avons retrouvé dans les archives de l’INA un reportage exceptionnel qui donne la mesure de l’ampleur des mesures ségrégationnistes vis-à-vis des noirs. Nous sommes en 1964. L’équipe de l’émission « Sept jours du monde », emmenée par le journaliste Michel Honorin, rapporte d’Afrique du Sud « une série de témoignages sur les rapports entre noirs et blancs, rapports qui dominent la vie de ce pays ».

Ségrégation

Depuis le début des années 1960, la politique d’apartheid de l’Afrique du Sud, développée à partir de 1948, est sous le feu des critiques internationales. A l’intérieur du pays aussi, quelques Sud-Africains blancs n’acceptent pas la politique gouvernementale. Et en paient le prix. C’est le cas de John Harris, que « Sept jours du monde » a rencontré à Johannesburg. Le président du comité olympique sud-africain est pour la non-ségrégation dans le sport.

Une ségrégation qui se traduit par une séparation entre blancs et noirs dans les stades, et par l’interdiction faite aux noirs d’intégrer l’équipe des Springboks, la fameuse équipe d’Afrique du Sud de rugby. « Et si un noir venait à être sélectionné dans l’équipe de France, il ne pourrait certainement pas entrer en Afrique du Sud [pour affronter les Springboks] », explique John Harris. Pour ses prises de position critiques vis-à-vis de l’apartheid, Harris a été banni, son passeport lui a été retiré.

Pour Helen Joseph, une Sud-Africaine née en Angleterre en 1905 et surveillée par la police pour ses prises de position anti-apartheid, la peine est la même tous les jours : matin et soir, elle doit se rendre au commissariat afin de notifier sa présence. Une heure de retard, et le couperet tombe, c’est 90 jours de prison. La prison, cette militante l’a de toute façon déjà expérimentée : 18 mois, sans même avoir été jugée. Elle aussi a été bannie.

Une autre militante anti-apartheid donne d’autres détails sur ce que coûte de s’élever contre la politique ségrégationniste : « Je suis bannie. Cela signifie que je n’ai plus aucun droit à la vie publique. Je suis professeure, mais les universités comme les écoles me sont interdites. Je ne peux même pas accompagner mes enfants. Je ne dois participer à aucune réunion politique ou syndicale. Je ne peux parler à plus d’une personne à la fois. Et il est interdit de reproduire mes paroles. Je n’ai pas le droit de me défendre, ni de faire appel. D’ailleurs, je n’ai pas été jugée. Tout cela parce que je me suis attachée depuis 1960 à lutter contre la discrimination raciale sous toutes ses formes. »

« Chez eux »

Le reportage donne ensuite la parole à un membre du gouvernement, en la personne de Frank Waring, ancien des Springboks, devenu député et ministre des sports, des forêts et du tourisme. Pour cet homme politique issu de la minorité blanche anglophone – alors que la majorité des blancs Sud-Africains sont Afrikaners, c’est-à-dire principalement d’origine néerlandaise, française, allemande et scandinave – « la politique du gouvernement sud-africain ne ressemble pas à celle en usage dans les autres pays du monde, à savoir le multiracialisme. Ici [nous] avons décidé d’appliquer une politique de développement séparé. Nous accordons à chacun, dans la paix, une part du développement du pays, mais les uns chez les uns et les autres chez les autres. Nous voulons bien que les noirs aient autant de droits que les autres, mais chez eux. »

« Chez eux » représente l’essence même de la politique de l’apartheid. Des territoires entiers du pays (appelés des « boutoustan ») et des quartiers des grandes villes, sont laissés entièrement par les blancs aux populations noires. Bien plus pauvres que les blancs, les noirs vivent dans un système parallèle, où leur accès aux meilleurs emplois est restreint par le « Job reservation act », qui stipule en outre qu’un noir ne peut diriger un blanc.

Même les transports en commun sont séparés. Scène particulièrement impressionnante du reportage, quand un journaliste français de l’émission « Sept jours du monde » demande à un chauffeur noir un ticket pour son bus, ce dernier se voit obligé de refuser, en raison de la loi qui interdit à un blanc de se mélanger avec les noirs. Tout contact physique est d’ailleurs proscrit, même dans la mer ou sur la plage.

Même Kaiser Matanzima – un neveu de Nelson Mandela – Premier ministre de l’un de ces misérables « boutoustan », le Transkei, après avoir expliqué aux reporters français qu’il est « libre d’aller où [je] veux », doit reconnaître qu’il ne pourra suivre les Français dans leur hôtel, puisque réservé aux blancs.

« 10 millions de noirs et 3 millions de blancs »

Quelle peut donc être la légitimation d’un tel système basé uniquement sur la race ? Le reportage pose la question à homme blanc, âgé, pour qui la situation n’a pas d’issue : « Je ne vois pas de possibilité que les indigènes puissent avoir les mêmes droits que les Européens. Pour la bonne raison que s’ils avaient les mêmes droits, puisqu’ils sont 10 millions et les blancs 3 millions, ce serait la chasse des blancs. Et qu’est-ce que deviendrait le pays sous la domination noire ? Un autre Congo ? Non, je ne crois pas au changement dans les années que je peux prévoir. Plus tard, je ne sais pas comment cela pourra s’arranger […] »

Et son avis n’est pas isolé. Le reportage se termine lors d’une réception entre blancs aisés. Les seuls noirs admis sont ceux préposés au service. Entre deux côtelettes tout juste grillées au barbecue, les blancs ne s’estiment pas coupables de la situation, car « il n’y a pas d’autre politique à suivre pour l’instant ». « Quand je suis arrivée ici, j’ai trouvé que le noir devait être l’égal du blanc. Maintenant je ne trouve plus », juge une femme. Seul l’un des hôtes admet ne pas trouver normale la situation de l’apartheid : « Je ne suis pas révolutionnaire de nature, je suis conservateur, mais oui [la situation] me choque. Je ne suis pas anarchiste, mais si vous me demandez si j’ai un sentiment de culpabilité, oui je l’ai. »

Prévu pour être diffusé à la télévision française le 17 janvier 1964, le reportage est censuré au dernier moment par le ministre des Affaires étrangères, Maurice Couve de Murville. La diffusion pourra finalement avoir lieu un mois plus tard, le 21 février 1964.

En Afrique du Sud, il faudra attendre la phase de transition initiée par Frederik de Clerk à la fin des années 1980 pour que l'apartheid soit définitivement aboli le 30 juin 1991, ouvrant la voie à l'élection le 27 avril 1994 de Nelson Mandela, le premier président noir de l'histoire de l'Afrique du Sud.

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