L'ACTU.
Après trois ans d’enquête et de recueil de témoignages, la Ciivise, la Commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants, a rendu son rapport final au gouvernement le 17 novembre.
Dans ce texte, elle propose 82 préconisations, dont celle de rendre les violences sexuelles sur les mineurs imprescriptibles. Cela représenterait l'un des moyens « les plus justes de remettre la justice à sa place ».
Si la Ciivise réclame aujourd'hui l'imprescriptibilité des crimes et violences sexuelles, il faut souligner qu'il aura fallu des décennies pour faire progresser le délai de prescription des violences sexuelles sur les mineurs. Un débat remis en lumière à chaque nouveau cas retentissant, comme ce fut le cas lors d'une affaire d'inceste en 1989, l’affaire Claudine Joncour.
L'ARCHIVE.
L’archive en tête d’article, un sujet du Rennes Soir de FR3 du 13 juillet 1989, revenait sur ce drame de l’inceste qui avait conduit une jeune femme au tribunal pour avoir accusé son père de l’avoir violée entre ses 9 ans et ses 14 ans. Claudine Joncour avait 27 ans et s’était confiée au journaliste François de Closets lors de l'émission «Médiations» sur TF1. C’était le 27 mars 1989. Avec des mots forts, sans tabou, elle avait décrit au journaliste la terreur qu’elle avait vécue, comment elle essayait d'échapper à son père, le chantage auquel il la soumettait (« Si tu le dis à ta mère, elle va se suicider »). Ce témoignage avait fait grand bruit, mais n’avait pas abouti à la réaction espérée par la jeune femme. Au contraire, après la diffusion du programme, son père, Lucien Joncour, moniteur d’auto-école, avait porté plainte contre elle, sa propre fille, pour « diffamation ». Pire encore, à l’époque, les faits étant prescrits, il avait obtenu gain de cause.
C’est ce que rapporte notre archive, en revenant sur le verdict tribunal de grande instance de Saint-Brieuc qui venait de condamner Claudine Joncour et François de Closets. Ce 22 juin 1989, il avait reconnu la jeune femme « coupable de diffamation ». La peine était minimale, certes « 30 francs d’amende avec sursis et un franc symbolique à payer en sus des frais d’avocat », mais une condamnation tout de même.
Les images montraient la jeune femme éplorée, s’effondrant au sol, soutenue par son comité de soutien. Puis, à l’extérieur du tribunal, aux côtés de Claudine, une membre du « Collectif féministe contre le viol » prenait la parole en des termes graves, soulignant le poids de la société patriarcale : « Le jugement est dur, il est le reflet de ce qu'a été toute l'attitude de notre société sur les viols par inceste jusqu’à présent. »
La victime condamnée, prenant la parole à son tour, soulignait la gravité de cette condamnation, non pour elle, mais pour la presse, le seul relais des victimes. Cette condamnation signifiait que « l’on ne pourrait plus parler », déclarait-elle et que cela dissuaderait les victimes de témoigner et de dénoncer tout inceste : « On est bâillonné, on est condamné à mort, c’est comme si on était condamné à mort », déplorait-elle.
Interrogée, son avocate expliquait que ce verdict n’était pas étonnant et ne faisait qu’appliquer le droit en vigueur, « le magistrat a statué d'après les textes applicables à la fois en alliant la diffamation et la prescription. » Mais cette loi était déjà remise en cause et dans son commentaire, la journaliste précisait qu’elle n’existerait bientôt plus : « Cette loi, dans quelques jours, n'aura plus cours. Un nouveau texte doit être promulgué. En effet, autour du 20 juillet (1989), il reporte la prescription en matière criminelle qui est aujourd'hui, de dix ans après les faits, à dix ans après la majorité de la victime. » Claudine Joncour, elle, venait de porter plainte contre son père, l’affaire devait être jugée aux Assises.
À la fin du reportage, le père avait accepté de répondre par téléphone à la journaliste sur la manière dont il vivait l’issue du procès. Il se disait « satisfait, sans être satisfait », expliquant que porter plainte contre sa fille « ça ne faisait pas plaisir ». La journaliste lui demandait si la nouvelle loi qui devait être promulguée repoussant à 18 ans le point de départ de la prescription lui faisait peur ? Il lui expliquait qu’au contraire, cela permettrait de mener « une enquête sérieuse » et de faire éclater la vérité. Il était bien clair derrière ses propos qu’il ne reconnaitrait jamais les faits qui lui étaient imputés.
Allongement du délai de prescription
Comme souvent, cette affaire judiciaire eut sans doute un impact sur la conduite de la politique en la matière. C'est ce que montre l'archive présentée ci-dessous. En effet, quelques jours avant le dénouement du procès, le 23 juin 1989, Michèle André, secrétaire d'État chargée des droits de la femme, était l'invitée du plateau de Soir 3. On l’interrogeait sur cette affaire et sur la décision du père incestueux d’attaquer sa fille en diffamation en faisant jouer la prescription qui intervenait dans un délai de dix ans après les faits.
Michèle André déplorait officiellement la loi en vigueur qui transformait dans ce cas la victime en accusée. Elle précisait qu’elle avait demandé au garde des Sceaux Pierre Arpaillange de remettre en cause la prescription qui ne devrait, pour ce type de délit, n'intervenir que 10 ans après la majorité des victimes (et non 10 ans après les faits) : « Il faut que des femmes parlent, témoignent. On s'aperçoit qu'elle témoigne quelquefois fort tard, parce que c'est quelque chose de très grave pour elle, et c'est une souffrance très grande. Donc, je crois qu'il faut effectivement bouger quelque chose à ce niveau-là. » Elle dénonçait avec force une « conspiration totale, parce qu'on ne veut pas voir, on ne veut pas entendre et on ne veut pas regarder ces petites filles douloureuses, parce que c'est quelque chose de très accablant pour notre société ».
Devant les caméras, la ministre réaffirmait son soutien indéfectible aux femmes victimes de violences sexuelles et d’inceste : « Et chaque fois que les femmes seront demandeuses, je serai là, à leurs côtés, parce que je suis solidaire et parce que ces choses-là ne peuvent pas durer. Et parce qu'on ne peut pas penser qu'une petite fille massacrée, abîmée, qui n'a pas été protégée par ceux qui doivent la protéger, on ne peut pas penser qu'elle deviendra une femme heureuse. Et moi, je me bats pour que les femmes soient heureuses. »
Affaire Claudine : réaction de la Secrétaire d'Etat à propos du viol et de l'inceste
1989 - 01:44 - vidéo
Vers un crime imprescriptible
Depuis cette époque, les témoignages n’ont cessé de se multiplier. En 2021, le livre de Camille Kouchner qui racontait l'inceste subi par son frère a libéré la parole. Les témoignages se sont multipliés sur les réseaux sociaux sous le hashtag #Metooinceste, avec souvent l'évocation de la prescription des faits faisant émerger la question de faire de l’inceste un crime imprescriptible. Une question posée par ce sujet diffusé dans le 20 h00 de France 2 du 19 janvier 2021.
Isabelle Sezionale, victime d'inceste, évoquait son histoire, elle avait mis plus de cinquante ans à pouvoir en parler. Elle évoquait le poids de la culpabilité et la souffrance et expliquait pourquoi elle n’avait jamais déposé plainte en raison de cette prescription portée à 30 ans après la majorité de la victime. Elle militait pour que les crimes sexuels commis sur les enfants deviennent imprescriptibles. « La victime paye toute sa vie, ça, c'est imprescriptible, alors que le bourreau, lui, il est soumis à la prescription », déplorait-elle.
À l’époque le Sénat allait examiner un texte qui visait à allonger à 40 ans le délai de prescription pour les crimes sexuels sur mineurs. Il était de 10 ans en 1989, allongé à 20 ans en 2004 et passé à 30 ans en 2018, à compter de la majorité. Mais pour Maître Migueline Rosset, avocate en droit de la famille, il fallait rester vigilant, l’imprescriptibilité ne serait pas la panacée, car il subsisterait toujours la difficulté à prouver les faits après une si longue période, et ce doute bénéficiait toujours à l’accusé.
Inceste. Faut-il en faire un crime imprescriptible
2021 - 02:18 - vidéo
L’entrée en vigueur de la loi du 21 avril 2021 n’a pas changé le délai de prescription (30 ans pour le viol et 10 ans pour l’agression sexuelle), mais elle a instauré une prescription dite « glissante » ou « en cascade » concernant les infractions sexuelles. Elle permet notamment d’allonger le délai de prescription dès lors que l’auteur d’un crime de viol en commet un nouveau sur une autre victime mineure. Le délai de prescription se voit ainsi prolongé jusqu’à la date de prescription du nouveau viol. Ce mécanisme s’applique aussi aux agressions sexuelles. Cette nouvelle directive bénéficie de fait aux victimes qui tardaient à s’exprimer puisqu’elles bénéficient ainsi d’un délai mécanique supplémentaire de 10, 20 ou 30 ans. Mais l'imprescriptibilité n'est toujours pas d'actualité.
Neuf préconisations de la Ciivise
- Le repérage par le questionnement systématique des enfants
- La création de rendez-vous individuels annuels de dépistage et de prévention axé sur l'évaluation du bien-être de l'enfant
- Le renforcement du contrôle des antécédents des pédo-criminels grâce au FIJAISV (fichier judiciaire automatisé des auteurs d’infractions sexuelles ou violentes)
- Étendre la notion d'inceste au cousin ou à la cousine
- Garantir la sécurité du parent protecteur en cas d'inceste parental
- Suspendre de plein droit l'exercice de l'autorité parentale et les droits de visite et d'hébergement du parent poursuivi pour viol ou agression sexuelle incestueuse contre son enfant
- Le retrait systématique de l'autorité parentale en cas de condamnation.
- Le remboursement intégral par la Sécurité sociale des soins spécifiques
- L’interdiction par la loi que l'agresseur reconnaisse l'enfant issu du viol