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L'université expérimentale de Vincennes : une fac trop révolutionnaire, avec François Dosse

L'université expérimentale de Vincennes : une fac trop révolutionnaire, avec François Dosse

Produit de Mai 68, le centre universitaire expérimental de Vincennes fut une fac à part, au cœur du bois de Vincennes, de 1969 à 1980. Pour les uns, c'était une utopie pédagogique ouverte à tous : travailleurs, étrangers et non-bacheliers. Pour les autres, une université d'«emmerdeurs». L'historien François Dosse revient en archives sur ce centre expérimental d’exception, de sa création à sa soudaine destruction.

Par Thylan Brissy - Publié le 23.08.2024
 

Le 27 août 1980, l’université de Vincennes est rasée aux bulldozers, discrètement et en pleine nuit, par la mairie de Paris. Était-elle devenue trop révolutionnaire ? La vidéo en tête d'article retrace son histoire et les raisons de sa destruction, en archives et avec l’historien spécialiste François Dosse.

En plus d'avoir lui-même été étudiant de l'université de Vincennes, François Dosse est l'auteur de Vincennes : Heurs et malheurs de l'université de tous les possibles, aux éditions Payot. Retrouver ci-dessous l'intégralité de son entretien pour l'INA.

INA. - Pourquoi crée-t-on, après Mai 68, l'université de Vincennes ?

François Dosse. - En Mai 68, le gouvernement souhaite réduire l'agitation qu'ont provoqué les révoltes étudiantes. Il trouve dans le bois de Vincennes une espèce de ghetto qui enferme le gauchisme ambiant, et qui, à partir de là, déserte le Quartier latin (NDLR, où se trouve l'université de la Sorbonne). Même si l'atmosphère est très agitée à Vincennes, au cœur d'un bois, cela dérange quand même moins les autorités universitaires et politiques.

Mais ce n'est pas seulement un piège à gauchistes. C'est aussi un projet mené par Edgar Faure qui est alors un ministre innovant et courageux face à une chambre de droite, élue en juin 1968.

En 1968, on disait qu'on allait mettre « l'imagination au pouvoir ». Edgar Faure a ce bon mot : il fallait donner « le pouvoir à l'imagination ». Il s'est entouré d'un certain nombre de personnes plutôt progressistes et à l'écoute de la jeunesse depuis le début des années 60, comme Jacques de Chalendar et Gérald Antoine. Ils ont conscience des demandes des étudiants de rompre avec l'académisme et le mandarinat universitaire, d'avoir un vrai dialogue entre enseignants et étudiants. L'organisation de l'université de Vincennes répond incontestablement à cela. C'est-à-dire : peu d'amphithéâtres, beaucoup de petites salles et des salles de rencontres entre enseignants et étudiants.

Par ailleurs, cette période était celle d’une massification de l'enseignement supérieur. Il fallait trouver, dans la région parisienne et ailleurs en province, des lieux pour accueillir tous ces nouveaux étudiants. D'où la création de ce nouveau centre à Vincennes. Comme il y aura aussi un centre à Dauphine dans l'Ouest parisien.

INA. - Qu'est-ce qui différencie Vincennes des autres universités ?

François Dosse. - Autour du campus, il n'y a rien, sinon le bois de Vincennes. C'est donc un lieu de vie, un lieu de rencontres en même temps qu’un lieu de travail et de transmission du savoir. Il se crée là un microcosme social, un sentiment de communauté, et ce, par-delà la mixité sociale et les différentes trajectoires de vie. C'est la seule université qui est ouverte aux non-bacheliers.

D'autre part, on trouve une maternelle sur le campus. Les étudiantes qui sont mères de famille ont la possibilité d'aller suivre les cours et de laisser leurs enfants à la porte de l'université. Et puis, elle va accueillir tous ceux qui fuient les dictatures dans le monde : surtout celle de Pinochet en 1973. Tout cela mène donc à un fort pourcentage d'étudiants salariés et d'étudiants étrangers.

Pour ces publics-là, cette université a une autre originalité : elle est ouverte jusqu'à 22 h. La grande masse des étudiants arrive surtout le soir. D'où ce qu'on appelle le « souk alimentaire ». C'est-à-dire pour ce qui n'ont pas le temps de dîner, ils peuvent prendre une merguez sur les braseros. Il y a tout un folklore qui se développe là.

INA. - Et sur le plan des enseignements ?

François Dosse. - À Vincennes, se développe un domaine qu'on ne trouve pas ailleurs : la transdisciplinarité, c'est-à-dire le fait de faire circuler les savoirs, de les faire connecter les uns aux autres. L'étudiant peut faire son marché des unités de valeur (NDLR, ancêtre des unités d'enseignement) avec beaucoup de libéralisme et d'ouverture entre les départements.

C'est aussi ce qui va attirer un certain nombre de vedettes de la vie intellectuelle française comme Michel Foucault, Gilles Deleuze ou Jean-François Lyotard. Il y avait même Claude Chevalley en mathématiques, membre du groupe Bourbaki et qui a révolutionné sa discipline. C'est un centre expérimental avec un savoir très novateur.

D'autre part, Vincennes est une université structuraliste. C'est-à-dire que la modernité des sciences humaines et sociales qui s'est manifestée dans les années 60, trouve un débouché institutionnel à Vincennes. La linguistique, pour prendre l'exemple d'une science pilote à l'époque, n'était pas vraiment présente à la Sorbonne. Mais elle est omniprésente à Vincennes. Noam Chomsky (NDLR, linguiste américain) dira d'ailleurs de Vincennes qu'elle est la meilleure université du monde sur le plan de la linguistique générative. Il y a aussi un département de psychanalyse, ce qui est exceptionnel à l'époque pour une fac de lettres. On pourrait prendre beaucoup d'autres exemples comme ça.

INA. - Vincennes avait-elle des détracteurs ?

François Dosse. - Le premier problème de Vincennes, c'est son cadre qui va rapidement se paupériser, car on ne lui donne pas les moyens nécessaires pour son entretien et son développement. Pensez que cette université a été créée pour 7 500 étudiants, mais va en accueillir jusqu'à 32 000. Cette surpopulation pose évidemment des difficultés au quotidien. Le souk, par exemple, va se multiplier. Il n'y a pas un souk, mais il y en a trois : le souk alimentaire, le souk vestimentaire et le souk culturel. Ils occupent beaucoup d'espace, à tel point que dans le couloir central, on peut à peine passer pour aller d'une salle à une autre. Et puis le marché alimentaire posait des gros problèmes d'hygiène puisqu'il fallait conserver et nettoyer la nourriture.

Ensuite, il y a des histoires qui ont été montées en puissance par la presse qui tirait à feu nourri contre Vincennes. Une rumeur invraisemblable sur l'existence de cours de sexologie, par exemple. Il y avait un cours donné par le docteur Michel Meignant, un journaliste psychologue qui avait une émission sur RTL. Un rédacteur du Nouvel Observateur avait écrit à ce propos qu'il s'agissait d'un cours étrange sur les odeurs durant lequel certains étudiants étaient plus ou moins dévêtus. Puis, la rumeur a pris de l'ampleur et l'on a dit qu'à Vincennes, on pratiquait l'acte sexuel dans les unités d'enseignement.

Il y a eu de nombreuses affaires du genre. La presse a même rebaptisé Vincennes « Katmandou-sur-Marne » : il y avait des titres très violents sur l'université.

Autour du président Charles De Gaulle, il y a eu un grand moment d'hésitation. Est-ce qu'il fallait donner suite à ce projet ? Certains au gouvernement disaient : « Edgar Faure est un fou ». À cela De Gaulle avait répondu : « Laissons faire cette université pour les emmerdeurs. »

INA. - En 1978, la décision est prise de déménager Vincennes à Saint-Denis, c'est une destruction programmée ?

François Dosse. - Évidemment. Mettre Vincennes, 32 000 étudiants, dans un espace à Saint-Denis où il y a alors la place pour 600 étudiants : ça voulait dire éliminer des tas de départements et déconstruire complètement ce qu'était l'ambitieux projet de Vincennes.

Il y a une opposition unanime de tous les composants de l'université de Vincennes à ce projet. Si on fait de la politique fiction, on peut imaginer que si le président de l'université, Pierre Merlin, et les professeurs avaient tenu un peu plus longtemps, Vincennes aurait été sauvée en mai 1980. Évidemment, avec l'arrivée de la gauche au pouvoir, François Mitterrand aurait pu donner à Vincennes les moyens de sa politique. Mais voilà, la mairie de Paris a voulu détruire l'université rapidement et ne pas attendre l'alternance.

INA. - La nuit du 25 août 1980, des bulldozers rasent les bâtiments vides de l'université. Comment se déroule la destruction de Vincennes ?

François Dosse. - Dès le début, on sait que le terrain appartient à la mairie de Paris et a été alloué temporairement au ministère. L'architecte de l'université, Paul Chaslin, construit le bâtiment de manière à ce qu'il puisse éventuellement être démonté et remonté ailleurs. Tout peut donc être déplacé. Mais, pas question de déplacer quelque chose qui, pour le pouvoir, est immonde et dont il faut se défaire définitivement, ne plus laisser de traces.

Pierre Merlin, le doyen de l'université, n'a même pas été mis au courant de la date de la démolition. C'est un journaliste qui l'avertit que les bulldozers sont entrés en action, entourés de 50 cars de CRS pour que personne ne puisse entrer dans le périmètre. Ils commencent par démolir tout de suite tous les bâtiments pour qu'on ne puisse pas arrêter le processus de destruction.

Puis, rapidement la mairie replante des arbres sur le terrain pour que la végétation recouvre complètement les dernières traces de cette université. Il n'y a plus de lieu de mémoire.

INA. - Quel est l'héritage de l'université de Vincennes aujourd'hui ?

François Dosse. - Malgré la démolition, il va quand même exister une continuité au-delà de Vincennes. En philosophie par exemple, Gilles Deleuze continue ses cours à Saint-Denis dans des préfabriqués. Effectivement, c'est un peu triste, mais ce sont toujours les cours de Gilles Deleuze, donc des cours magnifiques qu'il va faire jusqu'à sa retraite en 1988.

Il y a aussi un certain nombre de choses qui avaient eu lieu à Vincennes, notamment en ce qui concerne la transdisciplinarité, qui se cristallisent et prennent leur essor à Paris VIII - Saint-Denis. Je pense par exemple aux arts des technologies de l'image (ATI) qui est un département né justement de l'effervescence du département d'arts plastiques vincennois. Il y a également un héritage sur le plan de l'écriture littéraire puisqu'il y a beaucoup de romanciers qui donnent des ateliers d'écriture à Saint-Denis. On retrouve cette idée, qui était très importante à Vincennes, de lier la créativité et la pratique avec la théorie. C'est ce qui fait qu'aujourd'hui dans les départements d'art et de cinéma, on met tout de suite une caméra entre les mains des étudiants.

D'autre part, il a Anne-Emmanuelle Berger, la fille d'Hélène Cixous et de Guy Berger les fondateurs de l'université de Vincennes, qui orchestre à Paris VIII - Saint-Denis un centre d'étude féminine et d'étude de genre. C'est un legs de travaux qui ont été menés à Vincennes sur l'histoire des femmes et de la littérature féminine.

Donc bien sûr, je pense qu'il y a eu un acte d'exorcisme sur le plan de la matérialité de ce qu'était Vincennes, mais l'esprit vincennois continue d'exister. Et continue à avoir un rayonnement international. Il n'y a pas d'université en France qui soit autant connue à l'étranger que l'université de Vincennes pour sa créativité et pour sa modernité.

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