Magazine de vulgarisation scientifique centenaire Science et vie est l'un des plus vendus en France. En août 2019, le groupe Reworld Media a racheté la filiale française du groupe Mondadori comportant une trentaine de titres connus (Auto Plus, Biba, Grazia…) et Science et Vie... Bien que Reworld Media se soit engagé à maintenir la rédaction, composée d'une vingtaine de journalistes, et de ne pas influer sur la ligne éditoriale, il semblerait que les promesses n'aient pas été tenues. Mardi 30 mars 2021, neuf journalistes (cinq titulaires et quatre pigistes) ont donné leur démission pour protester contre la mise en danger de l'indépendance des contenus et de leur appauvrissement.
Nous sommes loin de la qualité éditoriale qui régnait dans le mensuel en 1988. L'indépendance était au cœur même du titre, ainsi que la prise de risque, le courage et le professionnalisme. A l'époque Jacqueline Denis-Lempereur symbolisait cette excellence au sein de la rédaction. Son nom ne vous dit sans doute rien, mais c'était une redoutable enquêtrice. On ne comptait plus alors ses enquêtes médiatiques et la mise à jour de scandales écologiques retentissants.
Ce 27 décembre 1988, Aline Pailler reçoit sa consœur dans son magazine "Regards de femme". Dans une longue interview dont nous vous proposons quelques extraits, elle va tenter de dévoiler la ténacité de Jacqueline Denis-Lempereur. Spécialisée dans l'environnement, elle n'hésite pas à mener des enquêtes chocs. Son credo : dénoncer les dérives de certains lobbies industriels. La journaliste mène ses enquêtes sans jamais fléchir, portée par la confiance de ses lecteurs. Plus qu'une journaliste, elle incarne alors l'image d'une lanceuse d'alerte, mais dont la parole, appuyée par son magazine, aurait tout son poids. "Je suis l'une de celle qui reçoit le plus de courrier des lecteurs, précise-t-elle d'emblée, "c'est bien la preuve que les lecteurs s'intéressent à l'écologie. Mais c'est vrai qu'il faut souvent une grande catastrophe pour que les gens bougent un petit peu."
Nous sommes quelques années après des catastrophes telles que Bhopal (1984) ou de Tchernobyl (1986) et le public est friand d'articles sur le sujet. La journaliste joue ici un rôle de vigie : "Il faut savoir que dans nos civilisations industrielles, il y aura de plus en plus d'accidents de ce type. Malgré toutes les précautions que l'on prend, il y a toujours la petite faille qui, un jour, va générer un accident." Dans ses enquêtes, elle n'hésite pas à alerter l'opinion publique, notamment sur les risques encourus par les populations installées à proximité de ces installations industrielles. Elle cite l'existence d'une exploitation de gaz à une trentaine de mètres d'habitations à La Courneuve près de Paris qui illustre à ses yeux l'importance de son travail d'information, quitte à susciter l'animosité.
La "Bête Noire d'EDF"
Sa pugnacité lui vaut d'ailleurs le surnom de "Bête Noire d'EDF" comme le souligne malicieusement Aline Pailler. Ce qui la fait sourire. Cette réputation auprès d'EDF, elle la tient de l'une de ses enquêtes de 1985 dans laquelle elle avait mis à jour, et dénoncé, des risques de contamination à la dioxine dans l'explosion d'un transformateur à Pyralène d'EDF, situé dans la cave d'un immeuble rémois. Elle raconte : "A chaque fois, EDF avait fait le silence. Même les agents EDF qui étaient intervenus n'arrivaient pas à savoir si c'était dangereux ou pas." La journaliste qui suivait déjà ce type d'affaires, notamment aux USA, savait que ce genre d'accident impliquant du pyralène soumis à une chaleur forte, pouvait générer de la dioxine. "Je surveillais ce type d'incidents […] pour ne pas laisser EDF camoufler cette affaire à nouveau". La reporter raconte que lorsque cette explosion était survenue à Reims, on avait parlé d'un banal incendie, "et les gens sont revenus chez eux le lendemain". C'est une habitante un peu plus suspicieuse, inspectrice du travail de surcroît, qui va porter l'affaire à sa connaissance. Elle avait appris qu'EDF avait demandé aux pompiers de jeter leurs tenues : "Ils avaient trouvé ça curieux, on ne leur avait pas donné d'explication et aux gens de l'immeuble, on ne leur avait strictement rien dit…". Jacqueline Denis-Lempereur se rend sur place "pour aider les habitants". Elle fait réaliser des analyses en secret par un chimiste suédois : "Et on a trouvé de la dioxine alors que les analyses faites par EDF n'avaient rien donné car ils n'avaient pas les appareils qu'il fallait […] bon évidemment, mes analyses les ont un peu déroutées", ajoute-t-elle avec dérision, "et bien-sûr, on a fermé l'immeuble. On l'a condamné. Sinon les gens vivraient toujours dans cet immeuble quand même contaminé par de la dioxine !"
"Mettre les choses sur la place publique", lutter contre la culture du secret, Jacqueline Denis-Lempereur s'y emploie à plein-temps à l'époque et avec elle, les autres journalistes scientifiques de la rédaction.
Haro sur les déchets
L'autre fait d'arme le plus connu de la journaliste, c'est son enquête sur les fûts cachés de Seveso, une catastrophe écologique et sanitaire survenue dans une bourgade italienne en 1976. La disparition "fortuite" des fûts contenant les déchets lors de leur voyage vers leur lieu de destruction allait occasionner une polémique. L'article de la journaliste allait largement faire avancer le débat sociétal sur les déchets, l'occasion pour elle d'évoquer cette question épineuse au micro d'Aline Pailler.
"Pendant longtemps, les industriels ne les prenaient pas en compte. On mettait les déchets partout, on les enterrait à côté de l'usine…" déplore-t-elle. Les déchets, l'une de ses grandes craintes, notamment en matière de nucléaire, "une source d'énergie considérable", mais qui implique selon elle "une grande responsabilité vis-à-vis des générations à venir […] mais il y a des risques. Imaginez Tchernobyl en France, et bien, c'est ¼ de la France qui est stérilisée. On n'a pas le droit à l'erreur et on est quand même le pays le plus nucléarisé au monde ! On a une cinquantaine de centrales, plus toutes les installations nucléaires autour. C'est énorme ! […] il vaudrait bien mieux avoir une source d'énergie diversifiée. Mais ce qui me préoccupe le plus avec le nucléaire, c'est le problème des déchets". Prenant un ton plus sombre, elle avertit : "Parce qu'on ne sait pas très bien quoi en faire en réalité, alors on projette de les enterrer dans le sous-sol français […] à une centaine de mètres, puis de recouvrir tout ça. De ne plus les surveiller, on ne pourra plus y accéder et il y a des déchets qui durent quand même des milliards d'années ! Alors les générations à venir, elles se débrouilleront avec ça ! Et moi je trouve ça très, très gênant. ".
"Nous sommes très libres"
Aline Pailler l'interroge ensuite sur les potentielles pressions qu'elle aurait pu subir pour garder une information secrète, de la part de sa direction ou d'ailleurs.
inavideo
Jacqueline Denis-Lempereur rassure son interlocutrice avec le sourire : "Je travaille dans une revue très, très sympathique. C'est un journal qui n'est pas du tout politique, qui est très libre, qui appartient depuis près d'un siècle à une famille. Donc vraiment nous sommes très, très libres et c'est pour ça que j'y reste au fond. On tire à plus de 400 000 exemplaires donc ça touche quand même beaucoup de gens. "Science et vie" est très lu et c'est un journal honnête, courageux, enfin bon, que j'aime bien".
Quant aux pressions, elle ajoute stoïque, avec un pointe d'inconscience sans doute,ou de courage peut-être, "moi personnellement ? Oui de temps en temps. Il y a des gens qui cherchent un peu à m'impressionner, mais enfin, la plupart du temps ce n'est pas vraiment important…". Elle précise quand même que lorsqu'elle cherchait les fûts de Seveso, "il y avait eu quelques coups de fusils […] mais c'était particulier […] Ça m'arrive d'avoir peur parfois, dans certains domaines, je ne vous le cache pas, mais il faut absolument qu'on sache ces choses-là pour qu'on puisse agir. Donc, je n'y pense pas trop".
L'esprit de famille décrit par Jacqueline Denis-Lempereur en 1988, l'amour des enquêtes précises pourraient bien disparaître de Science et vie. C'est ce que dénoncent les démissionnaires. Et ce que déplorait Mathilde Fontez, ex-rédactrice en chef adjointe du magazine, sur Europe 1, le 31 mars 2021 : "Il y a eu une prise de pouvoir de Reworld Media sur le site internet de Science et Vie, qui était fait jusqu'alors par les journalistes de la rédaction [...] Dès lors, les dirigeants ne parlent plus d’informations, d’articles ou d’enquêtes ; le mot utilisé est "contenu". Les articles ne sont plus rédigés et contrôlés par des journalistes spécialisés, mais par des collaborateurs formés au sein d’une sorte d’académie interne, la Reworld Content Factory, et qui travaillent pour plusieurs sites de magazines du groupe. Ils ne sont donc pas nécessairement spécialisés en sciences. Cela reste des journalistes, mais qui ne sont plus en rédaction interne".
En 2020, Science et vie était diffusé à 180 000 exemplaires, en majorité des abonnements.
Pour aller plus loin :
Regarder l'interview dans son intégralité.
A visionner en intégralité sur madelen, le site de streaming de l'INA :
La Mort qu'on respire
En juillet 1976, la ville italienne de Seveso connut l'une des pires catastrophes sanitaires du 20e siècle : un terrible accident industriel engloutit la commune sous un nuage de dioxine, une substance hautement toxique. L'absence de mesures préventives fit scandale. Huit mois après les faits, Pasteur consacre un dossier spécial à cette tragédie. (Les dossiers de l'écran, 1H49 — 19-04-1977 — Réal : Guy Labourasse)