La Crimée, péninsule ukrainienne, a été rattachée à la Russie le 16 mars 2014 après un vote par référendum, non reconnu par la communauté internationale.
Pour comprendre cette annexion, nous avons demandé son éclairage à la spécialiste de l'Ukraine et de la Biélorussie, Alexandra Goujon. Cet entretien a été réalisé le 15 février, une semaine avant l'invasion de l'Ukraine par la Russie.
INA - Depuis son annexion par Vladimir Poutine en 2014, on a beaucoup entendu dire que la Crimée était naturellement russe. Pouvez-vous nous rappeler brièvement son histoire ?
Alexandra Goujon - La Crimée est une péninsule située au sud de l’Ukraine, sur la mer Noire. Façonnée au long de sa tumultueuse histoire par de nombreux peuples, Scythes et Grecs sous l’Antiquité ; Khazars, Byzantins, Vénitiens et Génois au Moyen Age ; elle est progressivement conquise au XIIIe siècle par l’empire Turco-mongol de la Horde d’Or et voit une population turcophone, les Tatars, s’installer dans les terres. Des ruines de la Horde d’Or, se constitue au XVe siècle un état indépendant, le Khanat de Crimée. Convertis à l’islam, les Tatars du Khanat deviennent un protectorat de l’empire ottoman, avant d’être conquis par la Russie en 1783, qui entame leur déportation au sein de l’empire et provoque de nombreux exils.
La Crimée, appelée aussi Tauride (le nom que lui donnaient les Grecs anciens), se développe au XIXe siècle comme une région appréciée des élites russes mais surtout stratégique pour l’empire russe grâce à l’accès aux mers chaudes que lui procure pour sa flotte le port en eaux profondes de Sébastopol. A la chute de l’empire des Romanov, la Crimée obtient un statut de république autonome au sein de la république socialiste fédérative soviétique de Russie jusqu’en 1945, date à laquelle Staline réintègre entièrement la Crimée à la Russie et déporte les 180 000 Tatars en Sibérie, selon le principe de la culpabilité collective dans la collaboration avec les nazis ce qui conduit à une sur-représentation de la population russe.
En 1954, à l’occasion du 300e anniversaire du traité de paix de Pereïaslav de 1654 entre la Russie et les Cosaques d’Ukraine, qui pour les Russes symbolise l’amitié entre les peuples russe et ukrainien, et en réalité le début de l’intégration de l’Ukraine à l’empire russe, la Crimée est donnée par Nikita Khrouchtchev à l’Ukraine. En fait, la raison est bien plus prosaïque. Seulement reliée territorialement à l’Ukraine, la Crimée doit bénéficier de ce rattachement (qui n’est alors qu’administratif, les deux pays étant membres de l’URSS) pour son développement économique. L’indépendance de l’Ukraine en 1991 va poser la question de l’identité de la Crimée.
Le statut particulier de la Crimée
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Reportage diffusé le 1er mars 2014 sur France 3.
Comment ce particularisme criméen est-il géré par l’Ukraine indépendante, née de la disparition de l’URSS ?
Le 1er décembre 1991, les Ukrainiens votent à plus de 90% pour l’indépendance de leur pays. En Crimée, les habitants disent un « oui » bien plus timide, puisqu’avec 54,2% c’est le chiffre le plus faible du pays. Devenus majoritaires sur le plan démographique au XXe siècle, les Russes de Crimée sont inquiets d’une « ukrainisation » du territoire et développent un sentiment sécessionniste.
En 1996, la nouvelle constitution ukrainienne apaise la situation en faisant de la Crimée une république autonome. Avec son propre Parlement, ses propres institutions, la Crimée se démarque ainsi des autres régions par rapport à Kiev.
En 2001, lors du dernier recensement, les Criméens se déclarent d’origine russe à 58,5%, Ukrainiens à 24,4% et Tatars à 12,1% (les descendants des Tatars déportés ont pu rejoindre la Crimée à la fin des années 1980). C’est, entre autres, cette large majorité de Russes, au sens ethnique du terme, qui va être utilisé par Vladimir Poutine pour justifier son annexion en 2014, même si ces derniers sont bel et bien des citoyens ukrainiens.
Comment s’opère ce rattachement à la Russie de mars 2014 ?
L’annexion est extrêmement rapide, en un peu plus de 15 jours ! Alors que la révolution de l’Euromaïdan se solde à Kiev par la fuite du président Viktor Ianoukovitch, le 21 février, puis par sa destitution par le Parlement et la transition vers de nouvelles élections, le Kremlin voit dans cet événement un coup d’Etat contraire à ses intérêts. Et en profite pour avancer ses pions. Dès le 27 février, les institutions politiques et les endroits stratégiques de Crimée, comme les aéroports, les bases militaires, sont investis par de « petits hommes verts », en fait des soldats russes qui ont retiré leurs insignes.
L’Ukraine tente bien de résister militairement, mais il n’y alors pas assez d’impulsion politique à Kiev (et de la part des Occidentaux ?) pour le faire. Du côté de la population, seuls les Tatars et les Ukrainiens, mais pas assez nombreux, manifestent un temps leur désapprobation. Mais là aussi, le rapport de force est en leur défaveur.
Le processus qui conduit à la déclaration d’indépendance est très opaque puisque le Parlement de Crimée, dominé par le parti des Régions de Viktor Ianoukovitch fonctionne dès lors à huis-clos et élit comme nouveau Premier ministre Sergueï Axionov, leader d’« Unité russe », un minuscule parti qui n’occupe que 3 sièges sur 100, et est favorable au rattachement avec la Russie.
Le 16 mars 2014, le référendum d’autodétermination, organisé alors que la région est occupée militairement par la Russie et qu’aucun observateur international n’est présent, recueille 96,8% de voix favorables au rattachement à la Russie. Deux jours plus tard, l’Assemblée fédérale, à Moscou, acte l’incorporation de la Crimée et de Sébastopol comme deux nouveaux sujets de la Fédération de Russie.
La Crimée dit "oui" à la Russie à une écrasante majorité
2014 - 01:57 - vidéo
Reportage diffusé le 16 mars 2014 sur France 3.
La Russie avance-t-elle d’autres arguments pour justifier son annexion que le sentiment d’appartenance des Criméens à la Russie ?
Alors que la communauté internationale ne reconnait pas l’annexion, et vote des sanctions en mars contre la Russie, cette dernière avance la comparaison du Kosovo, dont les Occidentaux ont reconnu l’indépendance en 2008, comme pour dire « Vous reconnaissez pourtant au Kosovo un droit à l’autodétermination que vous ne reconnaissez pas à la Crimée ». Or, la situation est radicalement différente. Le Kosovo a été victime en 1999 d’un génocide. Près de 10 ans plus tard, un référendum, sous l’égide de la communauté internationale, a pour résultat une indépendance, qui n’est suivie d’aucun rattachement ou annexion à un autre pays. La comparaison est donc nulle.
En Crimée, nulle discussion possible, et un vote réalisé sous une pression maximum de la propagande russe, qui joue à fond la carte de la Crimée russe comme seule alternative à une Crimée présentée comme « fasciste et nazie » aux mains des révolutionnaires du Maïdan.
Vladimir Poutine, qui a su s’engouffrer dans le flottement du changement de pouvoir à Kiev, a présenté à sa population l’annexion comme un rattachement naturel à la mère patrie renvoyant ainsi à la conquête de la Crimée par l’Empire russe en 1783. C’est le slogan « Notre Crimée » qui bénéficie d’une réelle popularité parmi la population russe.
Vladimir Poutine triomphant après avoir signé le traité de rattachement de la Crimée à la Russie
2014 - 01:40 - vidéo
Reportage diffusé sur France 2 le 18 mars 2014.
Quelle est la situation des minorités en Crimée aujourd’hui ?
Alors que Vladimir Poutine avait promis en 2014 qu’avec l’annexion russe les Tatars verraient leur condition de minorité s’améliorer, il n’en est rien, bien au contraire. Ils sont victimes de toutes sortes de discriminations culturelles, politiques, économiques. Et nombreux sont ceux à nouveau contraints par l’exil. De façon générale, la liberté d’expression est quasiment inexistante, comme sur tout le territoire russe. Remettre en cause l’annexion, c’est risquer l’arrestation. C’est ce qui est arrivé à Oleg Sentsov, un réalisateur ukrainien de Crimée, arrêté en 2014, condamné à 20 ans de prison pour terrorisme et finalement relâché en 2019 lors d’un échange de prisonniers avec l’Ukraine.
Alors que la Russie refuse toute négociation internationale au sujet de la Crimée, considérant que le sujet est clos, les Ukrainiens ne se sont toujours pas résolus à la perte du territoire. Ainsi le président Volodymyr Zelensky a-t-il initié en 2019 une « plateforme pour la Crimée » pour discuter, avec les états qui ne reconnaissent pas l’annexion par la Russie, de la « désoccupation de la Crimée ».
Alexandra Goujon est maîtresse de Conférences en sciences politiques à l’université de Bourgogne et à Sciences Po. Spécialiste de l’Ukraine et de la Biélorussie, son dernier ouvrage, L’Ukraine, de l’indépendance à la guerre, a été publié en 2021 aux éditions Le Cavalier Bleu.
Pour aller plus loin
La Crimée à l'heure russe. Un reportage de France 3 diffusé le 21 mars 2014.