L'ACTU.
Dans son enquête publiée le 11 novembre 2022, intitulée « Grosse fatigue et épidémie de flemme : quand une partie des Français a mis les pouces », la Fondation Jean Jaurès s’est interrogée sur les conséquences sociétales de la crise de Covid-19, en particulier son impact sur « la motivation et l’état psychologique des individus », et sur « leur capacité à effectuer un effort mental et physique et à résister aux aléas de la vie ». Le préambule de l'enquête d’opinion réalisée en partenariat avec l’Ifop, et analysée par Jérôme Fourquet et Jérémie Peltier, précise que « la Covid-19 et les confinements ont accéléré et modifié nos modes de vie et nos façons de consommer, ont impacté en profondeur notre rapport au travail et nos liens familiaux, mais ont aussi accru la valorisation du temps libre et de la sphère privée ». Les résultats sont sans appel : depuis la crise sanitaire, « 30% des sondés déclarent être moins motivés qu’avant », un chiffre atteignant 40% dans la tranche 24-35 ans.
Durant plusieurs siècles, les mérites du travail, du devoir et de la persévérance ont été exaltés. La paresse, quant à elle, était considérée comme un horrible défaut, synonyme d’inertie, voire de négligence. Ce mot désigne même l’un des sept péchés capitaux, souvent couplé à la luxure. Manque de motivation, flemme, grosse paresse, envie de « cocooning »... Et si la paresse pouvait, loin des clichés négatifs, revivifier les esprits fatigués, instiller du rêve et de la passion dans nos vies bouleversées ? Certains penseurs et artistes ont partagé leurs réflexions sur la question, allant parfois à l’encontre des idées reçues. Cette grosse flemme française ne serait-elle pas un signe de régénération ? C'est sans doute ce qu'aurait validé Jean d'Ormesson (1925-2017) que nous vous proposons de découvrir dans l'archive en tête de cet article.
L'ARCHIVE.
Le 8 juillet 1959, dans le magazine littéraire « Lecture pour tous », l’écrivain et académicien facétieux présentait son livre Du côté de chez Jean, dont une large partie était consacré à la paresse. L'auteur expliquait à Pierre Desgraupes en quoi le sommeil et la paresse lui paraissaient essentiels. Il l'affirmait, dormir était « exquis ». Jean d'Ormesson identifiait clairement le sommeil ou la paresse comme une manière agréable d'échapper à réalité oppressante, avec l’avantage de faire sortir d'un monde « où on a beaucoup d’ennuis » insistait-il. Mais la palme du bonheur, il l’attribuait à la paresse dont il évoquait les avantages avec brio : « la paresse, c’est merveilleux, car on abandonne des choses, on abandonne le monde », une sorte de « sommeil de la conscience », mais consciente. Un art de la procrastination.
« La paresse est mère du travail »
Autre adepte de la paresse, et convaincu de son intérêt, l’écrivain Louis Nucéra (1928-2000), prix Interallié en 1981. Invité du magazine « Interviews » en juin 1986, il expliquait à Annette Pavy pourquoi il revendiquait « le droit à la paresse », évoquant le pamphlet publié en 1880 par Paul Lafargue (le gendre de Karl Marx), qui réclamait « 4 heures de travail par jour ». Effectuant la jonction entre la paresse sociale et le folklore, Louis Nucéra relatait ensuite une tradition de sa région, la fête à Mandelieu-la-Napoule de la Saint-Fainéant durant trois jours au moment de Pâques. Il évoquait notamment le discours inaugural de 1949 prononcé par l’adjoint au maire de l’époque qui avait démontré que la paresse était « la mère du travail et la source de toutes les inventions ». Jean Nucéra illustrait son propos d’exemples d’inventions nées de la paresse (le taxi, le tracteur, le micro…). Citant le discours de 1949, l'écrivain concluait sa démonstration sur l’apport positif de la paresse dans la société : « sans paresse pas de loisirs, sans loisirs pas de danse, pas de musique, pas de théâtre, pas de cinéma, pas de livre… Donc la paresse a tout inventé et est mère du travail ! »
Louis Nucera à propos de la paresse
1986 - 02:57 - vidéo
Le temps de la réflexion
L’oisiveté a un gros avantage sur l’activité, elle laisse le temps de la réflexion. Voilà ce qu’expliquait l’écrivain Albert Cossery (1913-2008), un écrivain égyptien de langue française, à Michel Mitrani, en 1984, dans l’émission « Les hommes livres » : « un paresseux intelligent, c’est quelqu’un qui a réfléchi sur le monde dans lequel il vit ». Il ajoutait : « plus tu es oisif, plus tu as le temps de réfléchir ».
Albert Cossery et la paresse
1994 - 00:26 - vidéo
Une idéologie pacifique
L’art de la paresse est intimement lié à la créativité. Inaction rime aussi avec création et de nombreux artistes le revendiquent sans complexe. À l’image de Georges Moustaki, chantre assumé de la feignantise. En août 1982, dans le magazine d’information « Aujourd’hui la vie », il affirmait que la paresse représentait pour lui « une nécessité biologique ». Il l’envisageait comme un « régulateur » face à « l'hystérie ». Elle représentait selon lui « une idéologie, une véritable proposition philosophique ». Une vertu et une aspiration au bien-être et au bonheur. Tout comme Louis Nucéra plus haut, l'artiste faisait référence au plaidoyer pour la paresse de Paul Lafargue, qui élu député, avait proposé un droit à la paresse à l’Assemblée nationale. Le chanteur pacifiste rappelait que l'un des autres avantages de la paresse était de prendre du recul et de favoriser la paix : « on ne se lance pas dans des actions incontrôlées. On ne fait pas de bêtises comme attaquer son voisin et faire mourir toute sa famille et ses amis, et ses adversaires ». Bref, la paresse favorisait et motivait « les aspirations les plus importantes », tout en éliminant les « velléités absurdes de s’agiter » pour rien. Lui la pratiquait au quotidien, avouant ne se mettre « en mouvement » que lorsque que quelque chose le motivait vraiment.
Georges Moustaki sur la paresse
1982 - 02:25 - vidéo
Pour l'Église, la paresse désigne en fait une autre notion, celle d’acédie : une « paresse spirituelle », c'est-à-dire le fait de se désintéresser de tout, de ne croire en rien, de ne pas avoir foi. Heureusement, un saint guérirait ce mal affreux : Saint-Blaise.