Pour bien comprendre la portée de cette nuit insurrectionnelle du 24 au 25 octobre (7 au 8 novembre de notre calendrier), il convient de rappeler le contexte historique dans lequel elle s’inscrit. Une révolution a déjà eu lieu, quelque neuf mois plus tôt, dans cette même capitale de Saint-Pétersbourg, rebaptisée Pétrograd en 1914 au moment de l’entrée de l’empire russe dans la guerre contre l’Allemagne.
Du 23 février au 3 mars 1917 (du 8 au 16 mars de notre calendrier), la capitale avait vu se former dans l’improvisation des manifestations qui dégénérèrent en insurrection et finirent par renverser le tsar et entraîner la formation d’un gouvernement provisoire. La raison de cette révolution ? L’exaspération devant les souffrances liées à la guerre (plus de trois millions de morts civils et militaires) ainsi que l’incapacité d’un système politique archaïque et autoritaire à se réformer. La révolution de février marqua donc la fin de l’autocratie absolutiste et pluriséculaire de la dynastie des Romanov, et le début d’une tentative d’instaurer un régime progressiste en Russie.
L'usure du gouvernement provisoire, obstiné à continuer la guerre
Mais le gouvernement provisoire, constitué en majorité de sociaux-démocrates, dirigé par le prince Gueorgui Lvov, puis à partir du mois de juillet par l’avocat Alexandre Kerenski, refuse d’abandonner ses alliés français et britannique. Il continue la guerre contre l’Allemagne, alors qu’il tient justement sa légitimité de l’exaspération des Russes vis-à-vis du conflit.
Pour le peuple russe, cette volonté de poursuivre l’effort de guerre tient donc de l’obstination et de la trahison. En parallèle, d’autres anciens opposants au régime tsariste, totalement marginalisés par la révolution de février, se mobilisent : les Bolchéviques et leur chef, un certain Lénine, qui doit d'abord gagner la partie contre ses frères socialistes, les Mencheviks.
Pour l'historienne Marie Pierre Rey, intervenant dans une émission de 2000 ans d’histoire, la différence entre les deux groupes tient au « rapport à l'action révolutionnaire. Les Mencheviks sont partisans d'une ligne « marxiste orthodoxe » et préfèrent attendre que le « pourrissement naturel, la lutte des classes, l'opposition entre bourgeois et prolétaires conduise tout naturellement à l'éclosion de la révolution ». Lénine et les Bolchéviques pensent au contraire que le contexte russe justifie de « brusquer les choses, d'aller de l'avant, en particulier en ne comptant pas sur la classe ouvrière dans son ensemble », cette dernière étant infiniment minoritaire parmi l'immensité agricole de la population russe.
Un extrait de "2000 ans d’Histoire" exposant la différence entre les Mencheviks et les Bolchéviques, par Marie Pierre Rey
Lénine et les Bolchéviques choisissent donc l’action révolutionnaire pour s’emparer du pouvoir avant l’élection prévue de l’Assemblée constituante. Les Bolchéviques conçoivent aussi la prise de pouvoir à partir de leur seul parti, structuré et organisé, et non de la classe ouvrière, pas assez influente à elle seule en Russie pour pouvoir agir d’elle-même.
Le Soviet de Pétrograd comme enjeu de pouvoir entre Mencheviks et Bolchéviques
L’enjeu de la rivalité entre Bolchéviques et Mencheviks, c’est d’abord le Soviet. Le Soviet est à l’origine un conseil d’ouvriers, sorte de syndicat issu des mouvements de 1905 dans un pays où toute représentation officielle de type syndicale est traditionnellement interdite. Avec la révolution de février 1917, les Soviets sont ressuscités et le Soviet de Pétrograd, dirigé par les Mencheviks, s’installe dans le même palais que le gouvernement provisoire, le palais de Tauride.
En réalité, le pouvoir est aux mains du gouvernement provisoire, qui accueille d’ailleurs en son sein au mois d’avril un délégué menchevik.
Progressivement, au cours de l’été et de septembre 1917, les Bolchéviques prennent le pas au sein des Soviets sur les Mencheviks. Lénine et les Bolchéviques insistent sur la paix immédiate et proposent un discours simpliste qui séduit de plus en plus. Les élections municipales de Moscou de septembre traduisent ce changement du rapport de forces en désavouant les Mencheviks.
Selon le journaliste et historien Boris Souvarine, « à mesure que les Bolchéviques gagnaient du terrain à l’intérieur des Soviets, grâce à leur formule simpliste, les Soviets se rétrécissaient et perdaient peu à peu leur caractère relativement représentatif. En octobre, quand les Bolchéviques eurent la majorité, ils ne parlaient pas au nom de l’ensemble des travailleurs, mais seulement au nom de leur parti et d’une certaine masse flottante de suiveurs ».
Fin octobre, le gouvernement provisoire ne recueille plus le soutien de l’armée. Les Mencheviks sont décrédibilisés : l’heure est propice aux Bolchéviques. Ils passent à l’action sous la direction énergique de Trotski et Lénine, rentré d’exil de Finlande le 7 octobre.
Une révolution qui fait peu de victimes, une opération efficace et peu spectaculaire
Contrairement aux journées de février qui voient spontanément des milliers de personnes dans les rues, la nuit du 24 au 25 octobre est une opération préparée et exécutée de façon rationnelle. Les points névralgiques de la ville sont pris par les Gardes Rouges sans rencontrer trop de résistance. Le palais d’Hiver, ancienne demeure des Tsars, est le dernier bastion du gouvernement provisoire à tomber.
Dans les Actualités françaises de 1967, retour sur la Révolution d'octobre et ses prémices
Ces attaques font peu de victimes. Plus tard, la propagande soviétique magnifiera l’action des Bolchéviques et exagérera la violence de cet événement. Le diplomate Dimitri Tikhobrazoff, qui avait rendez-vous ce soir-là au palais d'Hiver, évoquait dans une émission radiophonique en 1967 ses souvenirs de cette nuit historique.
Le lendemain, le nouveau régime des Bolchéviques est entériné au Congrès des Soviets, provoquant la fureur des Mencheviks pour qui cette révolution est un coup d’état antidémocratique. Surtout, si le nouveau pouvoir s’installe à Pétrograd (puis à partir de 1918, à Moscou), il nécessitera encore des années de guerre civile avant d’asseoir définitivement la mainmise du pouvoir du parti bolchévique sur la Russie.
Cyrille Beyer