La première fois que Serge Viallet entend parler du génocide perpétré au Cambodge par le régime communiste des Khmers rouges (1975-1979), c’est en Thaïlande, pays dans lequel il réside dans les années 1970. La communauté internationale ne possède encore à cette époque que peu d’informations sur les meurtres de masse qui y sont perpétrés à l’encontre de la population. Un ami thaïlandais, photographe qui, grâce à sa connaissance de la langue Khmer, a pu s'aventurer dans les zones frontalières du Cambodge, lui révèle l'existence de charniers.
Serge Viallet, impressionné, montre les photographies à un directeur d'agence de presse, lors d'un séjour en France : « Serge, je n’y crois pas », s’entend dire le futur réalisateur de « Mystères d’archives ». « Je ne sais pas, je ne connais pas ce photographe, ce n’est pas une preuve suffisante. Si tu veux y retourner, d’accord. » Mais un Français à la peau claire et aux yeux bleus a peu de chances de se rendre au Cambodge, dictature interdite aux étrangers. Son ami thaïlandais lui propose alors de repartir en mission : « Je vais y retourner pour te rapporter plus de preuves. » Comme tant d'autres, happés par la réalité macabre des Khmers rouges, il ne reviendra jamais.
Faire parler des images de propagande
En 2011, à la tête de la collection « Mystères d’archives », Serge Viallet entrevoit l’occasion de replonger dans les années tragiques de ce pays du Sud-Est asiatique. Avec son coréalisateur Pierre Catalan, il entreprend d'analyser un fond d’archives extraordinaire entreposé à l’Ina : 40 heures de films tournées par les Khmers. Autrement dit, des images de propagande. Se peut-il que des images contrôlées par la censure puissent parler, révéler la brutalité du régime qui les a filmées ? A première vue, les archives sont difficiles à décrypter. Logiquement, aucune image de charnier, ou même de violence. Ce sont des images de dispensaires, de travaux dans les champs, de réunions du parti ou de rues désertes. Le réalisateur cambodgien Rithy Panh, sollicité par Serge Viallet pour mieux comprendre ces images, est catégorique : « Je peux vous aider, mais pas en France. Il faut venir au Cambodge, il faut venir ici. »
Travail de terrain
Pendant huit jours, Serge Viallet mène l’enquête, interroge à Phnom Penh victimes et bourreaux de la dictature khmer, leur montre ces images d'archives dans lesquelles certains se reconnaissent. « J’ai vécu la plus intense et extraordinaire expérience de "Mystères d’archives". Je suis entré dans des images que je ne comprenais pas, et peu à peu elles s’éclairaient, et devenaient passionnantes », se souvient Serge Viallet.
Ainsi, c’est d’une analyse de petits détails dans l’image qui, à première vue, peuvent sembler insignifiants, que les archives dévoilent finalement leur sens. Comme par exemple avec ces images de travaux d'irrigation dans le nord-ouest du pays. Certes, ce sont des travaux forcés, mais rien ne distingue à priori la masse d'hommes et de femmes qui s'activent dans leur labeur. A y regarder de plus près, la couleur et le type de vêtement ont pourtant bien des choses à dire.
Les travailleurs en chemisette blanche sont des citadins, ceux que le régime a choisi de « rééduquer ». « Ils ont pour seul vêtement ceux qu’ils portaient quand ils ont été chassés de leur ville » explique Serge Viallet dans le film. Au contraire, les travailleurs des campagnes, peu instruits, portent des vêtements plus sombres. Ils sont choyés par le régime qui voit en eux le « peuple ancien », la colonne vertébrale de la nation khmer. Eux ont parfois « droit à des petits privilèges », comme cet homme qu’on aperçoit en train de fumer sur un chantier.
Autre détail à première vue insignifiant, le fait qu’à l’image certains hommes portent des tongs. Un indice extrêmement précieux pour dater les images : « C’est la preuve que ces images ont été faites dans les premiers mois du régime. Après, les tongs étaient trop usées, et tout le monde marchait pieds nus, ou portait des sandales en pneus » explique Serge Viallet, qui a recueilli cette information directement d’un témoin, à Phnom Penh.
Il y a aussi ces fils électriques visibles dans les images du chantier, mais si fins qu’ils ne retiennent pas l’attention. De l’électricité sur un chantier ou seule la force nue des hommes et des femmes est utilisée ? « Mais pour quoi faire ? », finit par demander Serge Viallet à ses interlocuteurs. « Pour travailler de nuit », lui répond sur le champ un ancien ouvrier du chantier : « Les travaux se déroulaient presque sans interruption, 24h sur 24. Et pour soutenir l’effort, il y a avait des haut parleurs qui diffusaient des messages d’encouragement. » Surprise de l'équipe de « Mystères d'archives », qui n'avait jamais entendu parler des travaux forcés de nuit.
Films de propagande des Khmers rouges : le travail forcé
2011 - 03:39 - vidéo
Détail macabre
Parfois, un détail peut révéler une réalité particulièrement cruelle. Ainsi, ces images d’une réunion au sommet des dirigeants khmers, en 1976. Pol Pot et ses lieutenants sont accueillis par d’autres hauts responsables khmers, dans le stade olympique de Phnom Penh. Pol Pot, le premier, serre les mains de ce comité d’accueil. Mais à sa suite, le numéro 2 du régime, Nuon Chea, refuse ostensiblement, et dans un sourire forcé, de serrer la main à l’un des hommes, un modéré du régime. Un geste qui prend tout son sens tragique lorsqu'on apprend que quelque temps après, Nuon Chea le fera arrêter, puis torturer, pour finalement, en compagnie de toute sa famille, le « détruire », la terminologie utilisée par le régime pour désigner un assassinat.
Pol Pot : réunion du parti en 1976
2011 - 01:28 - vidéo
Par cet exemple de l'analyse des archives de la période des Khmers rouges, « Mystères d’archives » montre l'utilité des documents audiovisuels pour comprendre et écrire l’Histoire. Une écriture toujours en cours, les images du régime n'ayant pas toutes encore été étudiées. La quasi totalité des images de propagande en couleur ayant été filmées par des opérateurs chinois, alors le seul pays allié du régime de Pol Pot, il est légitime d'imaginer que des milliers d'heures de films dorment encore, quelque part en Chine.