L'ACTU.
Dans le cadre du mouvement contre la réforme des retraites, l’intersyndicale a appelé à mettre « la France à l’arrêt dans tous les secteurs le 7 mars ». Dans un communiqué du 21 février, elle a ajouté : « Le 7 mars doit être une véritable journée morte dans les entreprises, les administrations, les services, les commerces, les écoles, les lieux d’études, les transports… ».
Au printemps 1968, la conjonction d'un mouvement étudiant et d'un mouvement ouvrier avait regroupé 7 millions de grévistes et provoqué la paralysie du pays. Retour en archives sur mai-juin 1968 avec l'éclairage de Michelle Zancarini-Fournel, professeure émérite d’histoire contemporaine à l’université de Lyon, autrice ou co-autrice des ouvrages Les années 68 : le temps de la contestation (2000), Le moment 68, une histoire contestée (2008) et 68, une histoire collective (2008). Avec Marie-Françoise Lévy, elle a également analysé le rôle de la télévision au cours de ce mouvement social d'ampleur dans l'article « La légende de l'écran noir : l'information à la télévision, en mai-juin 1968 » paru en 1998.
LES ARCHIVES.
« On s’achemine pour lundi vers une grève généralisée et une paralysie totale du pays. » Une France mise à l’arrêt par des mouvements sociaux, c’est arrivé en 1968. La révolte ce printemps-là qui conjugua un mouvement étudiant déjà bien entamé à un mouvement ouvrier dans un rejet du gouvernement en place paralysa le pays. L'archive en tête d'article, issue du journal hebdomadaire des « Actualités françaises » et diffusée à partir du 22 mai 1968, faisait le bilan d'une première semaine de mobilisations.
Le commentaire faisait les comptes : « Les trains, les bus, les métros, les avions sont arrêtés. Le mouvement ouvrier a pris le pas sur le mouvement étudiant. Les arrêts de travail avec occupation des locaux se multiplient à une vitesse foudroyante. Vendredi soir on comptait 20 000 grévistes, dimanche matin on en comptait 2 millions. Plus de 100 grandes entreprises sont occupées par les ouvriers. »
La grève générale du 13 mai
Un appel des syndicats à la grève générale avait été émis pour le 13 mai 1968. Elle devait durer 24h et faire l'objet de grandes manifestations. Ce mouvement, rappelle l'historienne Michelle Zancarini-Fournel à l'INA, s'était organisé d'abord « en soutien aux étudiants, mais se transforme en mot d’ordre politique contre le régime en place. » Ainsi, ajoute-t-elle, « l’un des grands mots d’ordre de la mobilisation, c'est : “dix ans, ça suffit”. Parce qu'on est le 13 mai, soit 10 ans après le coup d'État d’Alger, qui a amené De Gaulle au pouvoir. Et donc, la date est très symbolique. »
Ce jour-là, la grève fut particulièrement suivie. Au journal télévisé du soir, visible ci-dessous, le présentateur énumérait les secteurs touchés par le mouvement : « Électricité : perturbée ce matin, la distribution (...) a repris progressivement à partir de 13h pour redevenir normale à partir de 14h30. Gaz : depuis 17h la pression est redevenue normale dans la région parisienne, il en est de même en province. »
Manifestations syndicales à Paris
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Le présentateur poursuivait son énumération des secteurs bloqués ou perturbés : « PTT : il n’y a pas ou pratiquement pas de distribution de courrier à Paris et dans les grandes villes, la situation était normale dans les régions rurales. (...) RATP : en fin d'après-midi on notait une nette amélioration, 2 rames du métropolitain sur 3 circulaient et un autobus sur deux assurait le trafic. (...) Dans l’industrie automobile : à la régie Renault 50% du personnel en grève à l’usine de Boulogne-Billancourt et 5 à 10 % aux usines de Flins, du Havre et de Cléon. (...) Les usines Peugeot et Berliet avaient donné congé à leur personnel. Les trois quarts des entreprises sidérurgiques en Lorraine étaient au travail aujourd’hui. (...) »
Concernant les manifestations, le commentaire en relevait « dans de nombreuses villes de province » et, à Paris, « plusieurs dizaines de milliers de manifestants selon les uns, nettement plus de 100 000 selon les autres. » Sur les images, on voyait une foule compacte. « Des pancartes étaient brandies, proclament la solidarité des ouvriers et des étudiants », notait le commentaire du reportage tout en relevant « des slogans hostiles au gouvernement ».
L'occupation de l'usine Sud-Aviation, « bien mieux qu'un tract syndical »
Bien qu'elle ne fut pas appelée pour plus de 24 heures par les syndicats, la grève générale ne s'arrêta pas le 13 mai. « La première usine occupée à partir du 14 mai était près de Nantes. Une équipe de la télévision régionale, par hasard, se trouvait sur place. L'occupation est passée au JT dans toute la France à 13 h », rappelle Michelle Zancarini-Fournel. « C'est extraordinaire. C'est bien plus efficace qu'un tract syndical. C'est-à-dire que vous avez la France entière qui apprend qu’on peut occuper une usine et séquestrer les patrons. »
Un reportage présenté au journal télévisé de la mi-journée le 16 mai et disponible ci-dessous, présentait en effet les revendications des occupants de l’usine Sud-Aviation de Bouguenais dans la banlieue de Nantes. « Les ouvriers en grève ont occupé l’établissement pour réclamer notamment une compensation des salaires perdus par suite des réductions d’horaires et la mise en préretraite des travailleurs âgés de plus de 60 ans. Le directeur de l’usine et dix cadres sont toujours consignés selon les syndicats dans les locaux de la direction, mais le ravitaillement leur est fourni. » La solidarité entre les ouvriers et les étudiants était une nouvelle fois soulignée, en continuité avec la manifestation du 13 mai : « Hier soir des étudiants sont venus soutenir les grévistes. »
Occupation usine Sud Aviation Nantes
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Dans les jours qui suivirent, plusieurs usines comme celle de Renault-Cléon (Normandie) dès le 15 mai, furent gagnées par la grève. L'occupation du Théâtre de l'Odéon, lieu privilégié de dialogue entre ouvriers, étudiants et artistes au cours du mouvement social, débuta le même jour.
Vers l'arrêt total
Les journaux télévisés rapportèrent une extension progressive du mouvement. Dans l'archive datée du 19 mai ci-dessous, le JT de 20h détaillait : « Nouveau mouvement déclenché ce matin à Paris, les ouvriers et les techniciens des théâtres lyriques nationaux, opéra et opéra comique ont décidé une grève illimitée avec occupation des locaux et des banderoles revendicatives sont apparues ce matin sur le palais Garnier ».
Les grèves à Paris
1968 - 02:05 - vidéo
La caméra montrait des images de déchets entassés et de gares fermées. « Les personnels des services de nettoiement de la ville de Paris ont également décidé une grève illimitée avec une occupation des locaux de leurs entreprises. En ce qui concerne la RATP, le trafic des métros est nul et le trafic des bus s’est arrêté dans l'après- midi. 21 lignes de remplacement par camion militaire gratuit seront mises en place dès demain matin dans le sens banlieue-Paris. À la SNCF, le trafic est nul sur l’ensemble du réseau et les gares parisiennes sont désertes. »
« On peut dire qu'à partir du 22-23 mai, il y a vraiment un arrêt du travail », analyse Michelle Zancarini-Fournel. Selon elle, avant cela, la télévision a anticipé la paralysie, car « à la télévision il n'y a eu des grévistes qu'à partir du 25 mai ». Ainsi, au journal télévisé ont été diffusés « des images des trains à l'arrêt, des voies vides, des bus qui ne circulaient plus ou encore des ordures qui n'étaient pas ramassées à Paris. Toutes ces images donnent l'idée que tout le monde est en grève. Les grévistes qui l'ont été à partir du 21 mai avaient l'impression d'être en retard. En réalité, la grève n'était pas du tout généralisée le 21 mai. »
Une grève non centralisée
Les images diffusées à la télévision montraient également la multiplication des secteurs et des régions touchées. Exemple avec l'archive de la section lyonnaise de l'ORTF ci-dessous, datée du 20 mai. À quelques kilomètres de Lyon, la raffinerie de Feyzin avait été mise à l'arrêt, les locaux occupés. Seuls subsistaient des « piquets de sécurité ». Dans les grandes usines de la région, le mouvement semblait suivi : « Même situation à Rhodiaceta, que ce soit à Lyon Vaise, Saint-Fons, au péage de Roussillon. Le mouvement touche près de 10 000 personnes. (...) Chez Berliet également 12 000 personnes ont cessé le travail et occupent les ateliers exposant leurs revendications. »
Les bus restaient au dépôt, le trafic des trains était arrêté, les avions bloqués au sol à l'aéroport de Bron. Le commentaire concluait : « Ces images se répètent dans de nombreux domaines et Lyon offre par endroit le spectacle d’une ville frappée de paralysie ».
Mai 68 : les mouvements sociaux à Lyon et à Grenoble
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Cette grève agrégea des problématiques régionales. « Il y avait eu déjà des mouvements depuis une bonne année au moins. Par exemple, il y avait des mouvements paysans très importants en Bretagne, dans tout l’Ouest, avec des épisodes de violence réelle dans les rues, en 1967 », détaille Michelle Zancarini-Fournel. « Ou encore, le 8 mai 1968, il y avait une manifestation et des grèves dans tout l'ouest de la France contre le chômage, contre des ordonnances sur la Sécurité sociale et puis contre la politique du gouvernement lui-même. On pouvait voir des slogans comme “je veux vivre au pays”. Oui, les étudiants ont été le détonateur. Mais, il n'y avait pas qu'eux. »
Sans comptes-chèques, pas de paie
Les journaux télévisés ont surtout montré des transports à l'arrêt, des embouteillages, les grands magasins fermés, des déchets qui s'empilent. Et aussi des queues aux guichets des banques.
Images des grèves à Paris
1968 - 03:26 - vidéo
Plus rare, un sujet de la section locale de l'ORTF à Besançon diffusé le 27 mai, interrogeait des passantes sur les conséquences que la grève avait sur leur quotidien. À la question de la journaliste, « Est-ce que la grève vous a beaucoup gênées ? », elles répondaient d'une seule voix : « Oui, madame. Parce qu'il faut se provisionner et qu'on n'a pas les moyens », « C’est la question de la paye, on a l’habitude d’être payés le 25 et les chèques sont fermés », « Les comptes chèques sont fermés et on a été pris de court », « Bien sur, je ne touche pas les paies, je ne peux pas manger comme il faut. »
Mais ces passantes ne craignaient pas de ne pas pouvoir s'approvisionner dans les magasins : « Je ne crois pas à une grève qui va durer éternellement tout de même. J’ai surtout pris du sucre », « Nous ne vivons pas en période de guerre, c’est complètement idiot de se ruer sur les étalages comme certaines ménagères ont fait. D’ailleurs, au détriment des petites bourses. »
Micro trottoir sur les conséquences des grèves de mai 68
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La reprise, réelle et anticipée
Comme pour le début de la grève, la télévision a joué un rôle en mettant en scène la reprise. « Cette fois-ci la télé, celle produite par les non-grévistes, a sorti des images de reprise du travail. Elle a annoncé la reprise du travail par anticipation », explique Michelle Zancarini-Fournel. Dans l'article qu'elle cosigne avec Marie-Françoise Lévy, « La légende de l'écran noir : l'information à la télévision, en mai-juin 1968 », elle détaillait « le portrait de la situation sociale dressé au journal télévisé du 28 mai qui s’inscrit en faux par rapport à la situation réelle, puisqu’il s’agit en effet du jour où le nombre de grévistes est le plus élevé en France. »
Le mouvement de grève se poursuivit, pour certains secteurs jusqu'à la fin du mois de juin. Mais dès le début du mois, les journaux télévisés annoncèrent, par l'intermédiaire d'un retour de l'essence aux pompes, un dégel.
L'archive du JT de 20h du 31 mai ci-dessous exposait : « Plusieurs sociétés pétrolières ont pu faire reprendre ce matin les expéditions de carburant vers les stations services à partir d’un certain nombre de dépôts de la région parisienne. Ce matin la police a en effet fait évacuer les piquets de grève placés aux portes de certains dépôts d’essence. (...) Cet après-midi le personnel de la raffinerie de Petit-Couronne en Seine-Maritime a repris le travail. »
Et concluait : « Il semblerait donc que l’on entre dans une période de retour progressif à la normale, mais il est recommandé de limiter ses approvisionnements. » Les Parisiens purent partir en week-end.
Pompes à essence
1968 - 00:48 - vidéo
« L'économie française allait-elle sortir de la paralysie ? Telle était la question qui se posait alors que commençait la troisième semaine de crise, et que Paris, l’essence retrouvée, vivait ses plus gros encombrements. » L'archive des « Actualités françaises » ci-dessous faisait le bilan hebdomadaire du mouvement social. La caméra suivait une manifestation en soutien à De Gaulle puis montrait la reprise des transports en commun. « Le dégel s'amorçait sérieusement sur le front des grèves (...) Les autobus sortaient des dépôts pour reprendre le contact avec la chaussée parisienne où on ne les avait pas vus depuis longtemps. Les stations de métro rouvraient leurs portes. »
Dans les usines, les grévistes maintenaient l'arrêt. « Dans l’industrie automobile, la reprise paraissait difficile. Citroën avait demandé à son personnel de se prononcer par un vote secret. Mais l’occupation des usines continuait. (...) Aux usines Renault de Flins, le mouvement s’était durci. » Les images montraient des affrontements entre policiers et grévistes.
La 3ème semaine : le lent dégel sur le front des grêves
1968 - 04:28 - vidéo
Si la reprise des activités fut annoncée avec anticipation par la télévision, le mouvement de grève se fit progressivement plus localisé au mois de juin. C'était la fin de la France à l'arrêt.