24 décembre 1974. Le magazine « 24 heures sur la Une » consacre son numéro spécial Noël aux esseulés de fin d'année. Ce soir-là, alors que les Français réveillonnent joyeusement en famille, le programme intitulé « Non à l'oubli » propose cinq portraits de « ceux que l'on a parfois trop tendance à oublier » : les anciens ou séniors, qu'on appelait les vieillards. Le propos de l'émission, en cette soirée de réveillon, est d'éveiller la compassion sur la question de l'isolement et de la solitude.
« Quand je suis entrée ici, j'ai considéré que c'était ma dernière demeure ». Parmi les cinq portraits proposés, le premier est particulièrement touchant. C'est celui d'une vieille dame de presque 90 ans qui vit en maison de retraite. En voix-off, filmée assoupie sur son lit, elle raconte son arrivée ici, encore « gaillarde », mais « avec un gros chagrin », celui d'avoir dû faire euthanasier son chien, car on ne les acceptait pas dans les maisons de retraite.
Entourée de ses souvenirs, cette dame digne a encore beaucoup de choses à partager. Avec un ton bien à elle, Mado, c'est son prénom, explique être bien traitée et confie son admiration pour le personnel aux petits soins. Elle ne tarit pas d'éloges sur leur dévouement, « parce que les vieillards sont bien embêtants, bien plus que les enfants » !, assure-t-elle avec conviction. Et d'ajouter comme si elle-même n'était pas concernée par la vieillesse, « ils ne veulent rien comprendre, ils ont leurs habitudes et ils se plaignent souvent, alors qu'ils devraient se réjouir ! ». Le ton est donné : Mado est une sacrée nature qui a visiblement conservé sa jeunesse d'esprit.
La vieille dame réside là depuis 14 ans, dans une petite chambre remplie des souvenirs de sa vie passée. Quelques meubles cossus laissent imaginer qu'elle mena grand train. Mado s'accorde toujours quelques petites fantaisies puisqu'elle est certaine de rester ici, dans le confort, jusqu'à sa mort : « Je ne vois pas pourquoi je me priverai ! », confie-t-elle, avec un zeste d'impertinence dans la voix. Mado se promène encore longuement dans le parc de la résidence, sa démarche assurée trahit une santé de fer.
Une retraitée discrète, mais célèbre
Les portraits et les photos jaunies accrochés aux murs dévoilent une jolie femme aux traits fins, mince et aux membres déliés. Mado était danseuse. Cette artiste nonagénaire fut une star en son temps, à la Belle Époque. Elle se fit connaître sous le nom de scène de Mado Minty.
Crédits : Wikipédia. Mado Minty, avec un chapeau Lewis, photographiée par Henri Manuel. Photo parue dans Les Modes, septembre 1913
Cette rencontre nostalgique permet de découvrir son âge d'or. En premier lieu, sa dernière représentation donnée à Rouen, « une opérette, un vaudeville », se souvient-elle. Des photos défilent sur l'écran dévoilant cette époque de sa splendeur où elle dansait, chantait, jouait la comédie.
La femme-araignée
« Je suis née le 29 décembre 1884, à Paris, 110 boulevard de Courcelles », dévoile-t-elle. Mado Minty fut assez célèbre pour posséder, aujourd'hui encore, une page Wikipédia dans laquelle on apprend qu'elle est née Madeleine Barbe-Mintière et qu'elle fut une actrice et danseuse française.
Mado se produisit à la Cigale, où elle fut engagée en 1911 et aux Folies Bergères, qu'elle quitta en 1919 sur fond de conflit avec le directeur Paul Derval. Elle eut le rôle-titre dans le Festin de l’Araignée d’Albert Roussel. Sa « danse de l'araignée » la rendit célèbre. Elle l’exécutait sur une « toile métallique », entourée de « papillons et d'insectes variés, tous vivants ». Pour son spectacle L'Araignée vivante, elle fit une tournée aux États-Unis et en Europe en 1914.
« Mon Dieu, que c’est loin tout ça », regrette Mado en chantonnant, elle qui approche de ses 90 ans. « Je suis même surprise d’arriver à cet âge-là. Je ne l’avais pas prévu du tout. D’ailleurs, je ne prévoyais rien du tout… Je vivais dans le moment présent (…) j’étais très occupée, je travaillais beaucoup. Je répétais, je trouvais des idées, il fallait que je les réalise. Ça ne se fait pas tout seul tout cela ! ».
Mado fut bien l'une des reines du music-hall. Elle voyageait beaucoup, toujours en tournée. Elle fréquenta les plus grandes salles de spectacle comme en témoigne un programme filmé : les Folies Bergères, l’Olympia, le London Opera House... De Paris à Londres, de Rome à New York… elle sillonna le mode entier.
Plus tard dans le reportage, une séquence confirme sa notoriété. Un article écrit à son sujet et lu par une camarade de la maison de retraite. Il exprime clairement la célébrité dont fut auréolée Mado. Il est question de son interprétation de l’Araignée au théâtre Marigny, « tous les spectateurs eussent voulu être les papillons que son regard hypnotisait » et des dépenses somptueuses qu’un comte amoureux fit pour lui acheter une étole en zibeline hors de prix.
Crédits : Wikipédia. Mado Minty dans Le Festin de l'araignée à l'Opéra-Comique en 1927
Une danseuse adulée et (beaucoup) aimée
Dans l'archive, de nombreux clichés personnels la montrent sur les pointes, en tutu, revêtue de costumes de scène somptueux, tout en strass et en plumes. Pourtant, Mado relativise son talent. Selon elle, la danse a beaucoup progressé. Elle confie avec amusement, qu’à son époque, on dansait en tenant ses bras « comme ça, au-dessus de la tête. C’est tout ce qu’on faisait » ironise-t-elle.
Crédits : Gallica-Bnf-Mado Minty dessinée par Maurice Lefebvre-Lourdet
Son sourire s’accroche à nouveau à son visage, lorsqu’elle évoque l’amour qui a dominé sa vie, « c’est ça le bonheur », confie-t-elle, avec un soupir de contentement. « C’est la merveille des merveilles » ajoute-t-elle rêveuse. Et de raconter des grandes passions, le désir qu’elle suscita. Son bonheur d’avoir été une femme libre, d’avoir vécu intensément. Mado partage son plus beau souvenir sentimental. Un amour extraordinaire, « avec un coquin, au Mont Saint Michel ». Cette vie intense ne lui laissa pas le temps de fonder une famille, ce n'est pas vraiment un regret. D'ailleurs Mado reconnait ne pas avoir eu la fibre maternelle. Trop exclusive, aurait-elle été une bonne mère ? S'interroge-t-elle.
Accepter la vieillesse sans résignation
Avec son regard encore vif et à sa parole libérée, Mado évoque la vieillesse, avec un petit sourire entendu, « ça vous ronge, petit à petit, ça vous désintègre sans qu’on s’en aperçoive. C’est sournois. On ne pense pas qu’on est vieux. On vieillit. C’est quand on est tout à fait vieux, comme je le suis maintenant, qu’on se rend compte de tout ce qu’on a vécu dans le passé, qui vous a amené, petit à petit, à cet état-là ». Et de poursuivre, « c’est une saleté de vieillir, c’est affreux. Ce n'est pas drôle de se voir devenir laid, devenir impotent, devenir aveugle et tout ça. Il faut du courage ! Et il faut lutter jusqu’à la mort » !
Du courage et de la ténacité, Mado en déborde encore à l'approche de ses 90 printemps. Coquette, elle continue à prendre soin d’elle, à se faire belle devant le miroir, à se maquiller, tout en écoutant des chansons gaies de son époque.
Si elle reconnait se sentir oubliée, elle avoue que cela lui est égal. « Je suis blindée. Ma vie m’a appris tout ça. La solitude me pèse parfois, mais je vis avec elle ». Quand la solitude se faisait trop mordante, Mado sort, marche, mais ne se sent jamais « prisonnière de la solitude ». Elle apprécie ses relations simples, avec ses « camarades » qui se plaignaient un peu trop de leurs douleurs. Mado, elle, se plie à une stricte discipline physique. Chaque matin, elle fait sa séance de « culture physique ». Séance filmée qui se conclue par un magnifique grand écart !
Mourir un jour, sans regrets
Quant à la fin inexorable, l’ancienne danseuse la résume ainsi, avec un sourire entendu : « le saut dans un trou noir que l’on ignore, avec une résignation absolue. Alors-là, c’est la solitude à jamais, sans remède. »
Mais la fin, elle n’y pense pas souvent, avoue-t-elle. Elle a tout réglé, fait son testament et donné son corps à la science. En attendant ce jour, Mado continue à chanter. Pour les spectateurs qui la verront dans le petit écran, Mado a un message. Elle leur demande de ne pas oublier les vieux, de faire un geste vers ceux qui sont seuls, de les inviter à leur table, pourquoi pas.
Si elle pense aux autres, en ce qui la concerne, elle accepte son sort. Et de conclure avec sagesse : « je suis seule, mais je ne suis pas tellement triste. J’ai tant de bons souvenirs. Il faut savoir vivre avec ses souvenirs quand on ne peut plus vivre avec l'avenir ».
Mado a encore vécu de longues années. Selon sa fiche Wikipédia, la « femme araignée » s'est éteinte à 102 ans, le 3 mars 1987.