LA DEFINITION.
Qu’est-ce que la « langue de bois » ? Cette formule est ce que l’on appelle un oxymore, c'est-à-dire deux termes au sens antinomique : la souplesse de la langue et la raideur du bois. La définition du Larousse stipule : « La langue de bois est une manière rigide de s’exprimer qui use de stéréotypes et de formules figées et qui reflète une position dogmatique. ». Elle s’oppose au « parlé vrai » qui fait plutôt référence à une manière de s’exprimer plus authentique et franche.
Cette expression serait née en Russie où l’on employait la « langue de chêne » pour qualifier la bureaucratie, mais le cas n’est pas unique. En Chine, on parlait autrefois de « langue de plomb », et en Allemagne de « béton ». La France ne fait donc pas exception.
Si l’usage de la langue de bois est autant reproché à la classe politique, mais pas que, c’est bien parce qu'elle est devenue une norme d'expression encadrée par une communication millimétrée et façonnée à l'aide d'éléments de langage stéréotypés. Aucune interview, aucun discours ou simple déclaration n’échappe à cette accumulation de mots vides, de formules évasives et de notions interchangeables.
LES ARCHIVES.
Les hommes politiques manient la langue de bois avec dextérité, tout en s’en défendant. S'ils reconnaissent rarement y avoir recours, nous avons retrouvé dans les archives quelques rares « confessions » et réflexions des intéressés sur la question . L’archive à découvrir en tête d’article est intéressante car elle donne la parole à l’un des principaux leaders politiques socialistes des années 70-90. Il fut Premier ministre socialiste de 1988 à 1991, sous la présidence de François Mitterrand, Michel Rocard.
En août 1987, quelques mois avant son entrée à Matignon, l’homme de gauche avait reçu les caméras du JT d’Antenne 2 chez lui, alors qu’il était en vacances. C’est détendu, dans une chaise longue, que le socialiste évoquait la communication politique et la raison, selon lui, de l’usage de la langue de bois en politique.
Une protection aseptisée
Michel Rocard expliquait que l'usage de la langue de bois en politique reposait sur la peur de commettre des impairs qui seraient ensuite ressortis partout dans les médias, sous forme de « petites phrases ». Il le constatait, tout en le regrettant : « les règles du jeu, le spectacle de la politique sont tels que les joueurs renchérissent à coup de petites phrases extraites d’un discours, dont généralement, elles changent le contexte. On n’y peut rien, mais c’est très dévastateur », déplorait-il.
Le responsable politique énumérait ensuite les avantages et inconvénients de la langue de bois, « un langage totalement hermétique et protégé contre toute interprétation de ce genre, mais du coup, les choses deviennent plus ennuyeuses », reconnaissait-il. Lui, assurait qu’il refusait les discours trop simplificateurs, alors que le monde s’était complexifié, tout en reconnaissant qu’à force de vouloir simplifier les choses, de rester trop abstrait, certains confrères en arrivaient à la carricature, se décrédibilisant de cette manière.
La faute à l'ENA ?
Nous avons retrouvé une autre archive très instructive dans laquelle un homme politique donne une autre vision de la langue de bois. André Santini est connu pour son franc-parler et son humour, il a d’ailleurs plusieurs fois remporté le prix de l'humour politique. Docteur en droit, membre de différents gouvernements, il est maire d'Issy-les-Moulineaux depuis 1980 et vice-président de la métropole du Grand Paris depuis 2016.
En mars 1997, il était reçu en compagnie du sociologue Dominique Wolton dans l’émission « Lignes de mire » de Jacques Chancel. Le sujet du jour tournait autour de la langue de bois.
Au cours de cet échange, André Santini développait un point de vue plutôt critique : « (La langue de bois) c'est dire ce que ses supérieurs attendent de vous. Quand on est membre d'un gouvernement, on n'a pas une grande liberté de communication. Il faut jouer le jeu. On appelle ça la solidarité ou autrement le conformisme ».
Il pointait également l’enseignement dispensé à l’ENA (Ecole Nationale d’administration) où sont encore formés la majorité des cadres de l’État : « Et c'est vrai qu'aujourd'hui, l'origine des politiques, et l’ENA en particulier, est un grand lieu de clonage », ironisant « on n'a pas attendu Dolly (la première brebis clonée) pour faire ce genre de choses, elle (l’ENA) forme les gens au conformisme », assurait-il.
L'uniformisation de la classe politique posait un grave problème à ses yeux : « les députés, les parlementaires de la IIIe République étaient des avocats, des médecins, des professeurs et ils avaient l'habitude des débats, des prétoires, des amphithéâtres. Aujourd'hui, nous avons beaucoup de hauts fonctionnaires et le ton est devenu aseptisé. Ça n'est plus de la polémique et je crois que ça a des conséquences graves pour le développement des extrémismes », concluait-il.
André Santini et Dominique Wolton sur la langue de bois et l'humour en politique
1997 - 06:00 - vidéo
Humour contre grisaille
À ses côtés, le sociologue Dominique Wolton mettait en garde les politiques contre l’usage d'un discours impersonnel, caractéristique de la langue de bois. Il les appelait au contraire à personnaliser leurs discours en utilisant des « mots clairs » associés à « de l'humour, de la distance, de l'ironie ».
S’il reconnaissait que la communication et la simplification des concepts constituaient une part essentielle de la démocratie, le sociologue alertait contre l'émergence des « stéréotypes » et le recrutement d’une classe politique trop homogène : « C'est vrai que ça fait argument gris, réalité grise, discours gris, voiture grise et tout est trop gris, et du coup, ce n'est plus en prise sur la réalité. »
Dominique Wolton ajoutait à l'attention des politiques en quête de reconnaissance : « Ou bien vous avez des convictions et des valeurs, et battez-vous pour ça ! Mais ne croyez pas une seconde que c'est la communication que vous fera durer. » Pensant passer sous les radars, ne pas déplaire, taire une réalité jugée trop négative, les dirigeants politiques perdaient de vue la réalité, affirmait-il. Ne plus avoir le sens des réalités, c’est justement l’un des arguments les plus reprochés à la classe politique actuelle.
En fin d’échange, le sociologue exprimait sa crainte de voir cet appauvrissement du discours politique entraîner des conséquences délétères sur la démocratie : « à ce moment-là, ils laissent la place pour que des hommes politiques plus démagogues prennent la suite. Dieu merci, ça ne s'est pas tellement passé en démocratie, mais il serait temps de revenir à une palette de discours beaucoup plus large, beaucoup plus proche de la vie quotidienne de l'humain. ».
Langue de bois et « novlangue » d'Orwell
L'uniformisation du discours, la simplification du langage recèlent un danger moins visible, mais présent, celui de la manipulation. Un concept très bien décrit par George Orwell dans son roman dystopique intitulé 1984. Dans cet ouvrage, la classe dirigeante utilise ce qu'il a baptisé la « novlangue », un langage construit pour imposer un autoritarisme. En février 1997, Jean Daive recevait Bernard Gensane, un universitaire spécialiste de cet auteur dans son émission radio « Une vie, une œuvre » pour expliquer la teneur de cette « novlangue » qui partage quelques traits communs avec la langue de bois.
Après avoir évoqué l'amour des mots et la francophilie d'Orwell, l’angliciste exposait comment l'auteur toujours « très soucieux du choix des mots », avait repéré que la « langue de bois » était apparue chez les dirigeants européens dès les années 30.
Dans l'archive à écouter ci-dessous, l'universitaire soulignait qu’Orwell avait été très frappé par la manière dont les régimes totalitaires, nazi et stalinien, avaient forgé des néologismes incompréhensibles, comme « Gestapo » ou « Komintern », formés de deux ou trois autres mots, pour établir leur autorité : « très rapidement, plus personne ne sait, au moment où la Gestapo existe, même pas un Allemand, ne sait ce que ça signifie exactement : Police secrète d'état ».
Orwell avait remarqué que le passage à cette « langue artificielle », vidée de tout sens, permettait aux régimes totalitaires d'avancer masqués et d’asseoir leur pouvoir de manière subtile. Le totalitarisme passant par une simplification progressive de la langue et un développement des sigles pour s'installer dans les esprits. Pour Orwell, les sigles cachaient la vérité à dessein.
Bernard Gensane poursuivait : « tout ça a mûri pendant un certain nombre d'années et Orwell a fini par créer ce « new speak », cette novlangue (utilisée dans son roman 1984). Donc cette langue, la novlangue est la langue du parti ».
La "novlangue" selon Bernard Gensane
1997 - 03:38 - audio
Se désintoxiquer de la langue de bois
Nous l'avons vu précédemment, les mots vides et interchangeables, les tournures impersonnelles, l’emploi de la forme passive ou l’omniprésence des sigles, sont autant d'indices de la langue de bois. Franck Lepage, comédien et militant d'éducation populaire, enseigne à la reconnaître. Il anime des ateliers de « désintoxication sur la langue de bois ». L’archive ci-dessous nous transporte dans l’un de ses stages filmé pour un sujet diffusé en octobre 2017 dans le 19-20 de France 3 Paris Ile-de-France.
Franck Lepage avait eu l’idée de créer ces sessions de désintoxication à force de rencontrer des gens qui souffraient de ce langage, « ils deviennent fous (...) des infirmières qui souffrent dans des démarches qualité, dans des protocoles, dans de la traçabilité... ».
Le reportage débutait par trois exemples de langue de bois, avec les propos d'Emmanuel Macron, le 14 avril 2017, sur l'enseignement supérieur et la recherche : « Je suis tout à fait favorable à ce qu'on construise de nouveaux modèles de gouvernance ». Puis de Valérie Pécresse sur RTL en 2017 : « dans cette période de turbulences, nous avons une très faible visibilité sur les perspectives de croissance de l'année prochaine », ou encore Anne Hidalgo, maire de Paris, toujours la même année dans «Télématin» : « il y a d'autres territoires comme celui-là une ville qui est mixte, une ville qui n'exclut pas, une ville dans laquelle on essaye de faire travailler les gagnants et ceux qui sont les oubliés de la mondialisation ».
Le principe du stage était enfantin. À partir d’une volée de mots choisis au hasard : « inclusif, demandeur d'emploi, faire réseau, bienveillance ou bientraitance, le vivre ensemble »... Franck Lepage proposait aux stagiaires de composer des discours sur n’importe quel sujet. Avec un constat : quel que soit l’ordre dans lesquels les mots seraient placés, ils s’agenceraient parfaitement, donnant une phrase absurde, mais qui paraîtrait cohérente.
Pour conclure ce reportage éclairant, l’animateur improvisait un discours « ès langue de bois » avec des mots « qui ne veulent absolument rien dire, mais qui ont l'air de dire quelque chose. Ce sont des mots qui sont interprétables à l'infini ».
Un discours très plausible dont les mots « vides » sont en caractère gras : « Je dis que je voudrais revenir sur la question du lien social que je voudrais mettre en rapport avec cette autre question qui est celle de la citoyenneté. Pourquoi inscrire le lien social au cœur de la citoyenneté ? Eh bien, tout simplement parce qu’aujourd’hui, c'est dans le cadre d'un diagnostic partagé dans l'espace désormais incontournable du local, qu'il nous faut prendre la dimension interculturelle des partenariats avec les habitants ». Démonstration réussie !
Page ateliers de désintoxcation sur la langue de bois
2017 - 03:57 - vidéo
De l'absurde au comique
Pour conclure cette incursion dans les méandres de la langue de bois, laissons la parole aux humoristes qui s'en délectent depuis des décennies.
Découvrez ci-dessous un sketch diffusé dans l'émission « La classe », animée par Fabrice en 1987. Nadine Métayer traduit en langage normal les réponses en langue de bois d'un politicien joué par Olivier Lejeune. Très drôle et toujours d'actualité.
Le mot de la fin à Raymond Devos, passé maître dans l'art de parler pour ne rien dire, mais avec brio. Il est bien-sûr question de langue de bois, dans tous les sens du terme.