Le 8 février 1962, plusieurs manifestations de protestation contre les attentats de l'OAS et contre la guerre en Algérie s'organisent en France. A Paris, la manifestation pacifique tourne au drame lorsque les forces de l'ordre lancent une répression aveugle contre les participants. Bilan : 9 morts et une France sous le choc. 60 ans après, une commémoration était prévue ce mardi au métro Charonne et Emmanuel Macron a rendu hommage aux victimes et à leurs familles dans un bref communiqué inédit.
Depuis le début de l'année 1962, une recrudescence du terrorisme de l'OAS avait endeuillé le pays. Des assassinats et des attentats avaient visé des opposants au maintien de la France en Algérie ou des soutiens au FLN. Après des dizaines de plasticages les semaines précédentes, 18 attentats eurent lieu à Paris au cours de la « nuit bleue » du 17 janvier. Le 7 février, l'appartement d'André Malraux, ministre des Affaires culturelles, avait été visé et sa petite fille gravement blessée. Ce nouvel attentat allait cristalliser l'opposition de plusieurs mouvances de gauche.
C’est ainsi que le PCF, le PSU, les Jeunesses socialistes et les syndicats appellent à une manifestation de « défense républicaine » contre le « danger fasciste » pour le 8 février. La manifestation, interdite par le ministère de l'Intérieur, se tient tout de même à partir de la place de la Bastille, mais des heurts débutent à la fin de la manifestation. Une fois l'ordre de dispersion donné, les manifestants qui tentent de rejoindre le métro Charonne se font charger par les forces de l'ordre. Mais les grilles sont à demi-fermées, les corps chutent sous les coups des policiers et s'entassent en contrebas de l'escalier. Le bilan des victimes est lourd : 9 morts (8 manifestants et 1 journaliste) et plusieurs dizaines de blessés.
Dans cet article, nous vous présentons des témoignages de participants des deux bords, interrogés en février 1982, dans l’émission « Laser » intitulée « Charonne 62 : neuf morts sur ordonnance ».
Une violence injustifiée
Pour débuter, l'archive en tête d’article est le récit chronologique de la manifestation relaté par des manifestants. D'abord Michel Langronert, vice-président de l'UNEF en 1962. Lui avait manifesté jusqu’à Saint Michel sans encombre. Mireille Parailloux, journaliste était, elle, à la Bastille. Elle décrit les rues bouchées par la police empêchant la dispersion à la fin du rassemblement. Rolande Ansoud, militante CGT décrit l'incompréhensible mouvement de la police à l'encontre des manifestants qui tentaient de quitter les lieux : « Ils se sont avancés vers les manifestants, et je ne sais pas, par un ordre, je ne sais pas lequel, je n'en sais rien, ils ont commencé à matraquer. » Elle emploie le mot de « chaos » pour décrire la scène.
Vient ensuite le témoignage de René Tardiveau, un gardien de la paix CFDT, qui n’avait pas participé aux charges ce jour-là. Il revient sur les ordres reçus par ses collègues : « On ne leur a rien dit. Ils étaient stationnés et équipés (...) La grande matraque qui ressemble à un manche de pioche. »
La panique
La soudaineté de l'attaque des forces de l'ordre est également décrite par Claude Bouret, qui était alors dans le cortège comme vice-président URP-CFTC. Il se souvient qu’ils étaient en pleine lecture d’une déclaration commune avec la CGT devant les manifestants au moment de la charge : « Et avant que nous ayons terminé, plusieurs rangs de policiers qui étaient dans le noir et que l'on distinguait assez mal, se sont rués sur le 1er rang ». Cette charge inattendue provoque un mouvement de reflux du premier rang qui tente d'échapper aux coups. Une panique générale décrite par Roger Gillot, président URP-CRTC : « Ceux qui voulaient échapper aux coups ne le pouvaient absolument pas dans le boulevard Voltaire, parce qu'il y avait une foule compacte qui continuait de pousser. »
Une avalanche de coups
Dans l'archive ci-dessous, d'autres témoins racontent l'intensité de la répression.
Des témoins à propos des violences policières
1982 - 04:37 - vidéo
Jean Faucher, militant PCF, raconte par exemple avoir été coincé entre ceux qui voulaient partir et ceux qui avançaient. Il décrit notamment l’explosion des vitrines à proximité. Selon lui, et Claude Lerouxelle, un autre militant CGT interrogé, les forces de l’ordre frappaient les manifestants « de façon bestiale ».
Régine Hayem, jeune militante CGT, relate avoir pu éviter la mort en préférant s'abriter dans un bistrot plutôt que dans le métro. Les témoins décrivent ensuite la hargne des policiers visant des victimes à terre, comme Julien Guérin, militant CGT : « C'était plus ceux qui étaient à terre qui étaient attaqués par la police ». Lui avait été aidé à se relever et avait pu entrer dans un café pour y trouver refuge. Jean Faucher confirme cet acharnement : « Les CRS prenaient les manifestants par les pieds et les balançaient par-dessus la grille du métro », se souvient-il.
Guy Gouyet avait eu moins de chance se trouvant en bas des marches du métro et allongé sur les premiers rangs de corps qui étaient sur le sol : « C'est là que j'ai vu les flics taper à coups de "bidule" [la matraque, ndlr] sur les manifestants qui étaient coincés sur le sol en haut des marches. Je les ai vus jeter des grilles d'arbres sur les gens. » Des faits confirmés par cet autre témoin, Pierre Cadel, alors secrétaire général Renault CFTC : « Les forces de l'ordre jetaient n'importent quoi, des grilles d'arbres… Ils frappaient et tout en frappant ils disaient : "sales communistes on va vous faire crever" ! »
Les femmes n'étaient pas épargnées, comme le décrit ci-dessous Régine Hayem, militante CGT qui s'était retrouvée pieds nus sur le boulevard. Elle se remémore sa « vision dantesque de cette brume étonnante sur le boulevard avec ces gardes mobiles, la matraque à la main, essayant de casser les chaussures des femmes, les chaussures à talon. Ils essayaient de taper dessus pour les casser. C'était une vision folle. Ils étaient dans un état d'excitation que je ne concevais pas possible ! »
Plus loin, Jean Faucher, le militant communiste, évoque lui une « vision insoutenable », une « férocité avec laquelle on voyait ce que l'on appelle des hommes s'acharner sur cette population qui venait manifester cette volonté de paix en Algérie contre l'OAS ». Il concluait encore touché : « De penser qu'il y a eu ça... C'est vraiment trop dur à dire. »
Régine Hayem et Jean Faucher sur les violences policières
1982 - 01:00 - vidéo
Censure et mensonge d'Etat
La responsabilité de la police dans le bilan de la manifestation a été volontairement censuré par le pouvoir politique d'abord. Roger Frey, le ministre de l'Intérieur, parlera d'une attaque des forces de l'ordre par des émeutiers dans la presse. Une censure confirmée par le journaliste de l'ORTF Jean Rabaud reconnaissant le contrôle de l'information par le pouvoir. A la radio d'Etat, le soir même, on leur avait « demandé de dire que les étouffés s'étaient étouffés eux-mêmes ». Ce communiqué avait provoqué l'indignation dans la rédaction du Journal parlé, « moi-même, j'étais extrêmement sur les nerfs ». Le journaliste avouant qu'il avait fichu « une beigne » à l'auteur de la fausse dépêche.
Le lendemain des faits, le 9 février, dans une allocution télévisée, Roger Frey parlera d'affrontement entre des éléments de la police et des extrémistes de droite et de gauche armés, ce qui, pour Joe Nordmann, défenseur des victimes, était une manière délibérée d'induire « le public en erreur car seule la police a frappé. Les gens étaient sans défense ». Il ajoutait qu'il n'avait pas été possible d'identifier les policier, « alors même que cette identification aurait été facile en raison de l'identification hiérarchisée des corps de police ».
Joe Nordmann et Jean Rabaud à propos de la censure
1982 - 02:26 - vidéo
Le bilan sera volontairement censuré durant les nombreuses années d’instruction qui suivirent. C’est ce que racontent ci-dessous l'avocat Joe Nordmann, défenseur des victimes mais aussi un ancien policier, Jean Chaunac, responsable du Syndicat Général de la Police en 1962, ou Hélène Moglia, concierge au 100 rue de Charonne à l’époque, à propos de la volonté politique d'étouffer le massacre du métro Charonne.
Charonne : un massacre censuré
1982 - 01:42 - vidéo
« On a tenté d’étouffer l’affaire pour des raisons politiques ». (Joe Nordmann). « Il n’y a pas eu un magistrat, qui de son propre fait, ait demandé une enquête » (Jean Chaunac). « Tous les ans pour l’anniversaire, on fleurissait le métro et la police venait les retirer ». (Hélène Moglia)
Sur Lumni enseignement
Le 13 février, cinq jours après le drame du métro Charonne, plusieurs centaines de milliers de personnes assistent aux obsèques des victimes. Contexte historique et éclairage média pour les enseignants et leurs élèves.
Pour les créateurs de contenus
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Parmi les clips figurent des témoignages poignants de manifestants recueillis entre 20 et 40 ans après les événements et d'autres contenus publiables immédiatement sur tous vos réseaux sociaux.