"Leçons d'un siècle de vie", le nouvel essai d'Edgar Morin sort en librairie ce mercredi 2 juin. A presque 100 ans, le philosophe et sociologue a traversé le siècle en tentant d'éclairer les égarements et les crises contemporaines d'un regard humaniste. Selon son éditeur Denoël, à travers les pages de "Leçons d'un siècle de vie", le sociologue "nous transmet les enseignements tirés de son expérience centenaire de la complexité humaine", dans une "invitation à la lucidité et à la vigilance".
Edgar Morin est né le 8 juillet 1921 à Paris dans une famille juive de Salonique. Résistant, journaliste et membre du Parti communiste (dont il a été exclu), il rejoindra le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) pour devenir l'un de ses sociologues émérites. C'est dans ce cadre que le chercheur intègre au début des années 60 un programme pluridisciplinaire consacré au bourg breton de Plozévet et à la culture bigoudène. Pendant six ans, des brigades de chercheurs, ethnologues, sociologues, historiens et biologistes vont se succéder sur place. Une centaine au total. Ils interrogent, fouillent, filment les Plozevétiens. Pour le CNRS, Edgar Morin va consacrer deux ans à enquêter sur place. En 1968, il publie les conclusions de son étude dans un livre intitulé "Commune de France : la métamorphose de Plodemet" (il a changé le nom de la ville intentionnellement et a choisi de donner des pseudonymes aux sujets de l'étude). Oui mais voilà, rien ne va se passer comme prévu. Les Bigoudens ne se reconnaissent pas dans le portrait dressé par le sociologue et certains vont même jusqu'à parler de "trahison", de "dédain", voire pire, à "l'inexactitude". Edgar Morin se retrouve plongé au cœur d'une polémique imprévue. Les habitants dénoncent son manque de rigueur et déplore l'image dévoyée proposée dans le livre. Dans l'extrait de la vidéo en tête d'article, le sociologue accepte de débattre et de donner ses propres arguments face aux récriminations des Bretons, qui se sont, pour certains, sentis ridiculisés. Avec intelligence et empathie, Edgar Morin va tenter de désamorcer la polémique. Nous sommes le 9 mars 1968 dans l'émission "Connaissance de l'Ouest".
Mauvaise interprétation
Le dialogue se passe à distance. A Plozévet, les habitants sont réunis dans la grande salle de la mairie. En plateau, Edgar Morin écoute leurs remarques. D'emblée, c'est un sentiment de trahison qui ressort des propos des Plozevétiens, "abus de confiance". Ils reprochent au chercheur de ne pas les avoir informés de son intention d'éditer les conclusions de son enquête. Un habitant souligne même que "pour les Bigoudens, il s'agissait de confidences, mais pour lui, il s'agissait de déclarations ad hominem".
A la lecture de l'ouvrage, la population s'est sentie blessée. Elle qualifie "d'indiscrétions", de "ragots", de "cancans" ce que le chercheur a voulu décrire comme "une culture très riche et ancestrale". Sur le plateau Edgar Morin est attentif aux récriminations et fait part de sa stupéfaction. Il s'agit pour lui d'un malentendu. Face caméra, il s'interroge sur l'origine de cette méprise : "Comment se fait-il qu'ils se voient trahis ou calomniés ? Comment se fait-il que moi, qui ait voulu montrer que ce coin oublié du fin fond du Finistère a les mêmes problèmes que les autres Français, mais de façon plus dramatique (…) eux y voient de la dérision ! C'est ça que je veux comprendre. Moi je ne veux pas faire de la polémique." Parmi les premières pistes d'explication à ce quiproquo : le vocabulaire sociologique et les effets stylistiques utilisés par le chercheur pour décrire ses sujets d'étude. Un vocabulaire qualifié de "jargon" par les Bretons. Edgar Morin encaisse les griefs, mais pointe une mauvaise interprétation de termes tels "bovarysme" ou "pavésisme". Les habitants ont crû qu'il s'agissait d'une référence à de la prostitution des femmes de Pozévet, ce qui n'était bien évidemment n'était pas le cas. Edgar Morin tombe visiblement des nues et tempère : "On peut s'amuser là-dessus mais on ne peut pas dire que je les accuse de faire le pavé ! C'est un pavé dans ma mare", plaisante-t'il.
Du côté de Plozévet, on dénonce aussi plusieurs inexactitudes, et une "méconnaissance de leur culture". Cette fois, le malentendu semble reposer sur l'utilisation de la langue bretonne par certains habitants au cours de l'étude. Ce qui l'a sans doute empêché de saisir les finesses de l'humour bigouden, c'est ce que suggère l'autre intervenant présent en plateau, Pierre-Jakez Hélias, le futur auteur de "Cheval d'Orgueil". Il regrette que le sociologue n'ait pas assez tenu compte de la complexité de la langue bretonne, pleine de subtilités et sujette à contre-sens, "un humour très particulier qu'il est très difficile de faire comprendre à n'importe quel enquêteur". Edgar Morin accepte la remarque avec humilité : "Il y a des lacunes qui sont inévitables dans mon métier… je traite la métamorphose, je ne peux pas plonger dans quelque chose de plus archaïque, de plus profond."
"J'accepte avec plaisir la critique car c'est un besoin absolument nécessaire dans notre société"
Edgar Morin va dénouer les tensions, n'hésitant pas à se remettre en cause : "J'accepte avec plaisir la critique car c'est un besoin absolument nécessaire dans notre société (...) Ce qui vaut pour Plozévet vaut pour les gens qui tiennent les bombes atomiques entre leurs mains, pour les chefs de gouvernements et pour les philosophes. Nous ne savons pas ce qui se passe en nous et tout l'effort est de savoir ce qui se passe en nous. Moi, si j'étais à Plozévet, c'était pour savoir ce qui se passait en nous Français, et en moi aussi peut-être. Et je pense que là-dessus, on peut collaborer dans cette volonté de prise de conscience".
Malgré cette mésaventure, et en guise de conclusion, Edgar Morin finira par livrer un véritable plaidoyer en faveur de la recherche et par décrire l'importance de la sociologie dans la compréhension plus globale des sociétés et des hommes : "Moi, j'accepte avec plaisir la critique car c'est un besoin absolument nécessaire dans notre société et notre vie mentale d'avoir la critique. Si je veux un dialogue, ce n'est pas un dialogue d'embrassade. Je veux le dialogue avec la critique. Qu'on puisse arriver à avoir la confrontation entre mon image de Plozévet et l'image qui vient de Plozévet".
Florence Dartois
Pour aller plus loin :
Connaissance de l'Ouest : les Plozévetiens critiquent le livre d'Edgar Morin. (Extrait, 9 mars 1968)
Connaissance de l'Ouest : Edgar Morin à propos de la morale de sa recherche. (Extrait, 9 mars 1968)
"Vivre à Plozévet". Onze ans après l'étude menée par des chercheurs de la DGRST et du CNRS à Plozévet dans le Finistère, qui a abouti à la publication de deux livres, "Commune en France : La métamorphose de Plodemet" (Edgar Morin, 1967) et "Bretons de Plozévet" (André Burguière, 1975), en 1976, le magazine "Une façon de vivre" se rendait dans la petite commune bigoudène pour tenter de mesurer l'impact de ces enquêtes sur la vie de leur village. Dans "Vivre à Plozévet", Antoine Dumayet donnait la parole à plusieurs Plozevétiens. L'instituteur, le maire, quelques villageois décrivaient, souvent avec humour, leur ressenti de l'époque et ce que cette expérience scientifique leur avait apporté, de bon ou de moins bon. "Il m'a qualifié d'anti-clérical", "il nous a traités de "bolcheviques", "on n'est pas plus bolcheviques que les autres, non ?", "c'était trop, ils étaient casse-pieds. Leur façon de se présenter, leur genre ne me plaisait pas (...) des étudiants en vacances", "Ça m'a permis d'élargir mon horizon social"... (27 octobre 1976)
Plozévet : les habitants n’ont pas oublié le sociologue Edgar Morin. Un article récent dans Ouest-France. En 1967, après avoir étudié Plozévet pendant deux ans, le sociologue Edgar Morin publie « La métamorphose de Plodemet », pseudonyme transparent du bourg. Plus de 50 ans, entre reconnaissance et méfiance, les habitants se souviennent.(5 août 2019)