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La confrontation entre Jean-Pierre Elkabbach et François Mitterrand sur Vichy

La confrontation entre Jean-Pierre Elkabbach et François Mitterrand sur Vichy

En septembre 1994, lors d'un entretien exceptionnel avec François Mitterrand pour France 2, Jean-Pierre Elkabbach, décédé mardi 3 octobre 2023, l'interrogeait longuement sur le rôle de la France sous le régime de Vichy pendant la Seconde Guerre mondiale. Le président, qui était alors malade, donnait son point de vue sur d'éventuelles excuses au nom de la France. Un document historique.

Par Romane Laignel Sauvage - Publié le 04.10.2023
François Mitterrand la guerre et Vichy - 1994 - 20:46 - vidéo
 

Figure du journalisme politique en France, Jean-Pierre Elkabbach est mort le 3 octobre 2023 à l'âge de 86 ans. Né à Oran, en Algérie, il avait entamé sa carrière à l'ORTF. Au début des années 1970, il présentait le JT de la première puis de la deuxième chaine. Il avait ensuite rejoint Europe 1 en 1981. Puis, au début des années 1990, il était élu président de France 2 et France 3. À cette époque, entre avril 1993 et juin 1994, il échangeait à plusieurs reprises avec François Mitterrand pour la préparation du documentaire François Mitterrand : Conversations avec un président.

Quelques semaines plus tard, le 1er septembre, paraissait une biographie du chef d'État, Une jeunesse française de Pierre Péan. La couverture montrait le futur président, reçu par Pétain. L'engagement du socialiste sous le gouvernement de Vichy fit alors polémique. Le 12 septembre, Jean-Pierre Elkabbach interrogeait un François Mitterrand malade, dans une longue interview diffusée sur France 2, en direct depuis l'Élysée. Dans cet entretien historique, les deux hommes abordaient plusieurs rudes sujets. Parmi lesquels l'état de santé du chef d'État, né en octobre 1916, et son éventuelle démission, mais aussi, la Seconde Guerre mondiale, Vichy et la responsabilité de la France. Ce passage est disponible en tête d'article.

De la prison à Vichy

« Après ça a été la guerre, le front, les camps de prisonnier. Vous êtes resté combien de temps ? Un an et demi ? Deux tentatives d'évasion, la troisième réussie. » Face à un Jean-Pierre Elkabbach déterminé, François Mitterrand, vieilli, l'air fatigué, racontait son parcours de prisonnier pendant la guerre, puis sous le gouvernement de Vichy et son entrée dans la Résistance. « Nous sommes encore en décembre 1941, la zone dite "libre", c'était dans le Jura, où je n'étais jamais allé de ma vie, mais où je connaissais une famille. Je me suis arrêté là. (...) J'ai été reçu délicieusement », expliquait le président. Puis, poursuivait-il, il s'était rendu à Saint-Tropez, alors village de pêcheurs et de peintre, dans une famille juive.

Jean-Pierre Elkabbach enchainait : « Et après, vous allez à Vichy. Et pourquoi, alors qu'il y a le gouvernement de capitulation, qu'il y a eu les lois antijuives, pourquoi vous n'allez pas à Londres ou à Alger ? » Ainsi le socialiste racontait sa méconnaissance : « Vous me dites les lois antijuives. Les lois antijuives, ce qui ne corrige rien et ne pardonne rien, c’était une législation contre les juifs étrangers dont j’ignorais tout. Car dans tous les commentaires que je vois, on oublie toujours que dans toute cette période-là, j'étais prisonnier en Allemagne (...) J’étais à cent lieues de connaître ces choses-là. »

Et de poursuivre sur sa connaissance de l'existence de ces lois et des camps de concentration : « J'étais comme tous les Français, informé, c'est-à-dire que je ne savais pas grand-chose. (...) Moi, j'ai appris ça en 1944. Ce degré de sauvagerie, cette barbarie qui était inimaginable. »

Vers la Résistance

« Il y avait des Résistants potentiels à Vichy ? », demandait le journaliste. Exclamation du président : « Il y avait des Résistants réels ! Quelle idée vous faites-vous ? C'était aussi anarchique que ça. » Il décrivait : « C’était une pétaudière. À peine Pétain a-t-il été désigné ou s'est-il emparé du pouvoir, en liquidant la république au passage, c'était un vieillard, se sont engouffrés par toutes les brèches tous les gens d'extrême-droite qui avaient des comptes à régler avec la République ou qui voulait assouvir leurs passions comme l'antisémitisme (...) qui ont pris un pouvoir inconsidéré. Et à côté de ça, il y avait beaucoup de haut-fonctionnaires qui étaient des gens impeccables du point de vue patriotique. »

S'en suivait un échange particulièrement direct. « C'est un choix politique que vous avez fait en entrant dans la Résistance ou c'est une forme de révolte patriotique ? Quand je dis choix politique, je parle d'une opportunité. »

« Tu parles d'une opportunité ! J'aurais bien voulu vous y voir, hein (...) Ça s'est fait beaucoup plus par une pente naturelle (...) J'étais évadé de guerre, je fréquentais surtout d'anciens camarades (...) On commençait à organiser des évasions de nos camarades ». Pour fabriquer des faux papiers, le jeune socialiste avait dû, disait-il, contacter des résistants d'autres organisations. Loin de Londres et de De Gaulle : « On ne les connaissait pas. On savait qu'il existait De Gaulle, naturellement, mais je ne le connaissais pas. (...) En France, c'était comme ça, vous savez. Ne croyez pas qu'il y avait des centaines de milliers de gens qui faisaient cela, qui résistaient. »

La République doit-elle présenter ses excuses ?

« La première chose condamnable pour Vichy, c'était d'avoir tiré un trait sur la République. C'était un acte vraiment intolérable », constatait François Mitterrand. Quelques minutes plus tard, il poursuivait : « Je pense oui, que Vichy avait nuit aux intérêts de la France ». Et son interlocuteur d'insister : « Vous dites il y a des choses condamnables. Vous le dites à titre personnel ou à titre de président de la République ? » Réponse : « Je n'ai pas à m'exprimer en tant que président de la République, ce n'est pas à moi d'écrire l'histoire de la France. Mais aux deux titres, personnel et public, c'est essentiellement condamnable. Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise d’autre ! »

« Pourquoi la République ne le condamne pas plus nettement ? » Son énergie retrouvée, le président s'exclamait : « Mais elle l'a toujours fait, qu'est-ce que vous croyez qu'a fait De Gaulle, qu'on fait les Résistants de l'immédiate après-guerre ? On veut occulter ce qui s'est passé au lendemain de la guerre. Savez-vous qu'il y a eu 127 000 dossiers instruits contre des collaborateurs ? Savez-vous qu'il y a eu 800 condamnations à mort, exécutés au titre civil, et 800 exécutions militaires par jugement donc 1600 personnes qui ont été fusillées ? »

« Encore une fois, pourquoi la République, pourquoi la France ne demanderait-elle pas pardon des crimes et des horreurs qui ont été commis à cette époque-là, parfois en son nom ? » François Mitterrand de s'insurger. « Non, non, non, la République n’a rien à voir avec ça. Et j'estime en mon âme et conscience que la France n’en est pas non plus responsable, que ce sont des minorités activistes qui ont saisi l’occasion de la défaite pour s’emparer du pouvoir et qui sont comptables de ces crimes-là. Pas la République, et pas la France ! Et donc je ne ferai pas d'excuses au nom de la France. »

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