Jean Cocteau et Raymond Radiguet se rencontrent en 1918 par l'intermédiaire du poète et romancier Max Jacob. Jean Cocteau a trente ans, Radiguet, quatorze. Ils ne se quitteront plus, jusqu'à un triste jour de décembre 1923...
Dans ce témoignage diffusé dans le documentaire Les heures chaudes de Montparnasse, le poète se remémore leur amitié passionnée et dresse un portrait intimiste du jeune écrivain. A travers ses mots emprunts de poésie, Jean Cocteau nous livre un Radiguet dans toute sa fragilité et sa force et nous dévoile ses faiblesses et ses atouts. Autant de facettes qu'il acceptait au nom de leur amitié exceptionnelle.
Raymond Radiguet par Man Ray
"Il faut courir plus vite..."
"Il était toujours là, avec nous. Je ne me souviens pas du Bœuf sur le toit ou de la Coupole sans Raymond Radiguet. Il faut comprendre aussi qu'une génération n'est pas faite des gens du même âge. Ce sont des gens qui vivent ensemble. Radiguet avait quatorze ans, quand Satie en avait soixante et c'étaient mes deux maîtres. Satie m'apprenait à écrire sec et lui m'avait appris à ne pas contredire les habitudes mais l'avant-garde. Il disait : "il faut courir plus vite."
Jean Cocteau évoque ensuite les caractéristiques physiques de son jeune ami : "Radiguet est arrivé à quatorze ans. Il avait les cheveux longs, il ne coupait jamais ses cheveux. Et puis, il était myope et il ne le savait pas. Alors, nous lui avons acheté des lunettes et il trouvait tout horrible. Après, il a porté un monocle, ce qui lui faisait faire une grimace et il disait que ça mettait tout le monde contre lui et que c'est ce qu'il aimait."
Radiguet est mort à la suite d'une fièvre typhoïde mal diagnostiquée le 12 décembre 1923. Jean Cocteau se souvient de cet instant terrible qui les sépara à jamais : "Radiguet est devenu célèbre bien que mort à vingt ans. Sa mort a été absolument terrible pour moi car il était comme mon fils."
Il n'en rira pas plus sur cette épreuve de la vie et continue à évoquer son cher ami si peu bavard : " Il était toujours avec nous, silencieux, il ne disait rien et il n'a ouvert la bouche qu'une fois. C'était chez un peintre qui nous a montré ses tableaux. Nous étions avec Picasso, Max Jacob, Modigliani… ses tableaux étaient affreux. Il nous en a montré un et voyant nos têtes, il nous a dit : vous savez ce tableau n'est pas fini. Radiguet est sorti de son silence pour dire : "Il serait humain de l'achever." Ce qui est magnifique. C'est peut-être une des seules phrases que nous avons entendu sortir de sa bouche."
"Radiguet était vraiment une grande usine de cristal qui l'alimentait d'alcool."
Jean Cocteau a eu une influence certaine sur le développement littéraire du jeune homme, lui prodiguant ses conseils et le poussant à travailler. Avec de magnifique métaphores, Cocteau évoque son ambivalence : "Nous allions au Piquey, dans le bassin d'Arcachon et je l'obligeais à écrire parce qu'il était un vieux sage chinois et un mauvais élève qui se sauvait par la fenêtre pour ne pas finir ses devoirs. C'est très compliqué d'expliquer les mécanismes de Radiguet qui était vraiment une grande usine de cristal et qui l'alimentait d'alcool. De beaucoup d'alcool. Quand il a eu la typhoïde, c'est comme si on avait mis une allumette dans de l'essence ou une botte de foin."
"... Nous avions deviné que c'était quelqu'un d'hors ligne."
C'est en septembre 1921, à Piquey, que Raymond écrit Le Diable au corps, le roman qui va le rendre célèbre, inspiré de l'une de ses histoires d'amour secrètes avec l'épouse d'un soldat envoyé au Front. L’année suivante, au Lavandou cette fois, toujours en compagnie de Cocteau, il écrit son deuxième et dernier roman, Le Bal du comte d'Orgel.
Mais l'adolescent manifestait avant tout un talent de poète comme le décrit son mentor : "Il écrivait ses poèmes sur de vieux papiers chiffonnés. Il les lissait avec sa main pour qu'on puisse les lire. Evidemment, nous ne savions pas qu'il deviendrait un romancier extraordinaire et qu'il mourrait en laissant Le Diable au corps et le comte d'Orgel mais nous l'avions tout de suite, à son regard, à sa façon d'être, à cette démarche sautillante d'oiseau blessé au bord d'un trottoir, nous avions deviné que c'était quelqu'un d'hors ligne."
Florence Dartois