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Philippe Boula de Mareüil, linguiste : « Le changement de ton des journalistes est plus abrupt à partir des années 1960 »

Philippe Boula de Mareüil, linguiste : « Le changement de ton des journalistes est plus abrupt à partir des années 1960 »

Les journalistes ont un ton bien particulier, souvent parodié. D’où vient ce ton ? Comment a-t-il évolué dans les reportages depuis les débuts des informations télévisées ? Le chercheur en linguistique Philippe Boula de Mareüil répond à nos questions.

Par Laure Schortgen et Romane Laignel Sauvage - Publié le 20.03.2024
Rentrée des classes après la guerre - 1945 - 01:05 - vidéo
 

Philippe Boula de Mareüil est linguiste, directeur de recherche au CNRS et spécialisé dans la variation dans la parole et les accents régionaux, étrangers ou sociaux. Il analyse pour l’INA comment le ton des journalistes a évolué dans les reportages depuis 1940.

INA - Dans cette première archive, ci-dessus et issue des « Actualités françaises », il est question de la première rentrée scolaire après la fin de la Seconde Guerre mondiale. La particularité de ces sujets d'actualité est qu'ils étaient diffusés au cinéma, là où on pouvait s'informer avant les premiers journaux télévisés. La personne qui commente les images n'est pas forcément journaliste. Que peut-on relever de particulier dans cet extrait ?

Philippe Boula de Mareüil - On entend d’abord une musique de fond assez typique des informations cinématographiques présentées avant les films dans cette immédiate après-guerre. Les conditions techniques comme le type de micro ou la distance du speaker par rapport aux dispositifs d'enregistrement sont en partie responsables (mais en partie seulement) de cette qualité de voix que l’on entend et qui est souvent imitée quand on veut faire référence à cette période. On perçoit parfois une nasalité qui, en réalité, fait plutôt intervenir le larynx que la cavité nasale.

On entend également une tendance à accentuer le début des mots, caractéristique du style journalistique. Cette tendance peut être relevée depuis la fin du XIXᵉ siècle. C'est une manière de parler qui relève d'un style didactique, de salles de classe, mais aussi de ces bulletins d'information. Elle sert à souligner une notion importante, à marquer un changement de thème ou encore à mettre l'accent sur un fait spectaculaire.

Cette tendance fonctionne un peu comme un marqueur socio-professionnel typique des journalistes. Est-ce pour se distinguer du commun des mortels ? Pas forcément. C'est quelque chose que les annonceurs de l'époque, les speakers, avaient appris, venant peut-être de la scène du théâtre.

INA - Le fait que ces bulletins d’information aient été diffusés au cinéma a-t-il un impact sur le ton employé ?

Philippe Boula de Mareüil - Les micros de l'époque n'étaient pas aussi perfectionnés qu'aujourd'hui. Les annonceurs se tenaient debout face à leur micro et devaient projeter leur voix, parler fort, clairement et en hyper-articulant, ce qui augmente la hauteur de voix moyenne. Ce sont des éléments que l’on peut mesurer dans les archives, pas forcément en termes de décibels, mais qui nous fait percevoir une qualité de voix différente. C’est comme si le journaliste s'adressait à une salle, à un auditoire.

Et, en effet, c'était le cas quand les informations étaient diffusées dans les salles de cinéma. A fortiori, cette diffusion dans les cinémas a une influence sur la représentation que l'annonceur a de son auditoire et cela va influer sur le ton employé.

INA - Y a-t-il un changement en fonction du sujet abordé dans ces bulletins d'information ?

Philippe Boula de Mareüil - Dans les informations cinématographiques, les thèmes abordés sont différents de ceux que l'on peut écouter ou voir aujourd'hui. De plus, comme on l’a dit, la situation de communication elle-même était différente : la position du micro, la représentation de l'auditoire. C’est ce qui donne une dynamique d'annonceurs de foire.

Dans les informations au cinéma, on retrouve cette dynamique quel que soit le thème abordé, que ce soit la rentrée scolaire, ici, ou la guerre quelques mois auparavant, ou même des sujets plus légers comme des tournois sportifs. On a une grandiloquence, une emphase qui va être marquée par différentes ressources linguistiques.

1955 : la rentrée des classes
1955 - 01:03 - vidéo

INA - Voici une nouvelle archive des « Actualités françaises », elle date de 1955. Bien que les reportages aient vu le jour à la télévision dès 1949, nous n'avons que très peu d'enregistrements des commentaires qui y étaient associés. En effet, à l'époque, les journalistes enregistraient leur voix en direct. À partir de cette archive de 1955, peut-on observer un changement en une décennie dans le ton des bulletins d'information diffusés au cinéma ?

Philippe Boula de Mareüil - Ici, le ton est plus léger que dans l'immédiate après-guerre, mais tout était déjà là dans les années 1940. Cette musique de fond, les allongements des dernières syllabes qui contribue à ce ton emphatique. Le changement va être plus abrupt à partir des années 1960 et 1970.

INA - Voici une archive de 1975. Cette fois-ci, il s'agit d'un reportage diffusé à la télévision. Quelles différences peut-on observer avec les précédents contenus ?

Philippe Boula de Mareüil - Une différence notable avec les archives précédentes est cette voix de femme. Les femmes sont très rares dans les années 1940 et 1950. En 1975, peut-être faut-il voir un lien avec la jeune enfance qui est mise en scène dans cette archive. En tout cas, le ton est résolument plus moderne que dans les décennies précédentes et annonciateur de ce qu'on va entendre dorénavant dans les journaux télévisés.

Dans les années 1960, il n'y a pas eu de progrès notable en matière de prise de son. Ce qui a plutôt évolué, ce sont les techniques de restitution, de diffusion. Avec l'avènement du transistor, avec l’utilisation massive de la cassette, avec la popularisation de la radio et avec la libéralisation de la bande FM, plus tard, dans les années 1980, les pratiques d'écoute se démocratisent et la situation de communication change. Les speakers ne s'adressent plus à un auditoire dans des salles de cinéma, mais à des particuliers, notamment à des jeunes, qui vont écouter ou voir les informations chez eux, dans leur salon, dans leur chambre.

Le ton du journaliste va changer et il ne va plus avoir recours à cette façon de parler un peu docte, professorale, solennelle et se rapprocher de la conversation courante, même s'il n'y a pas ou que peu d'échanges avec l'auditoire. Il va se rapprocher de la conversation entre pairs.

« Les speakers ne s'adressent plus à un auditoire dans des salles de cinéma, mais à des particuliers, notamment à des jeunes, qui vont écouter ou voir les informations chez eux. »

Les micros de proximité qu'on connaît aujourd'hui favorisent ce changement. Les journalistes continuent à lire et ils le font aujourd'hui avec un prompteur, en essayant de maintenir l'attention de l'auditoire, en marquant les thèmes importants. Ils le font donc d'une façon qui est quelque part intermédiaire entre la lecture et la parole spontanée. Il s'agit toujours de lecture, mais on fait en sorte que ça ne soit pas perçu et on fait mine de se rapprocher de la conversation. Cela incite les journalistes à sacrifier peut-être un peu de clarté au profit de la proximité. Ils hyper-articulent moins que dans les documents les plus anciens, et ce, au profit de la familiarité.

INA - Les années 1960 et 1970 semblent être un grand tournant. Qu'a-t-on observé à cette occasion ?

Philippe Boula de Mareüil - Depuis les années 1960, le ton des journalistes a baissé, en tout cas pour les hommes - c'est difficile de comparer pour les femmes tellement elles étaient sous-représentées dans les années 1940–1950. Et cette hauteur de voix qui a baissé devient plus monocorde.

Pour maintenir l'attention de l'auditoire, des patrons mélodiques un peu stéréotypés en fin de phrases sont de plus en plus utilisés. Et puis, peut-être pour entretenir un certain sensationnalisme, les journalistes se mettent à effectuer des pauses qui ne correspondent pas forcément à ce qu'attendrait la grammaire scolaire. Les imitateurs savent bien s'en emparer pour caricaturer un style journalistique. Comme le reportage est limité dans le temps - on n'observe guère de prises de parole de plus d'une minute -, il faut bien respirer, mais on économise sur le temps de pause de fin de phrase. Parfois même, il n'y a pas de pause entre deux phrases.

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