L'ACTU.
Depuis plusieurs mois, la République d'Haïti s'enfonce dans le chaos. Les gangs contrôlent 80% de Port-au-Prince, la capitale. Tous les points stratégiques du pays, situés autour de Port-au-Prince, sont sous leur contrôle : aéroport, port, routes, administrations, hôpitaux. Même les écoles ne sont pas épargnées. Les gangs ont pris le pouvoir dans le sillage des manifestations populaires débutées en 2019 contre la corruption de l’État personnifié à l'époque par le président Jovenel Moïse.
Haïti : manifestations contre le président Jovenel Moïse
2019 - 01:18 - vidéo
Reportage à Pétion-Ville, à Haïti, où la population manifeste contre le président Jovenel Moïse et demande sa démission. Ils dénoncent des promesses électorales non tenues et des affaires de corruption. Le pays est bloqué.
L'influence des gangs s'est imposée après l'assassinat du président Jovenel en juillet 2021. Depuis ce jour, ils réclamaient la démission du Premier ministre Ariel Henry qui ne cessait de reporter les élections. Pour arriver à leurs fins, les gangs ont mis en place une politique de terreur auprès de la population, multipliant les exactions (enlèvements, rackets, crimes, viols...). Sous leur pression, le Premier ministre a finalement annoncé sa démission le 11 mars 2024. Ce contexte insurrectionnel intervient dans un pays exsangue, le plus pauvre des Caraïbes, durement frappé par une succession de catastrophes naturelles : le séisme de 2010, l'ouragan Matthew en 2016, le séisme de 2021. Ce dernier, survenu le 14 août 2021, a causé la destruction de 130 000 maisons et de nombreuses écoles.
HaIti : pourquoi tant de catastrophes ?
2021 - 01:43 - vidéo
Le point sur la situation humanitaire catastrophique en Haïti suite à de nombreux séismes.
L'école dans le chaos
Dans ce tableau sombre, on peut ajouter une grave crise de l'enseignement en Haïti. Elle est très ancienne comme l'illustre l'archive de 2005 disponible en tête d'article. Le système éducatif haïtien est confronté depuis des décennies à d’énormes défis : une école publique moribonde, un manque de formation des enseignants, des salaires indigents qui obligent à cumuler plusieurs emplois, le sureffectif dans les classes, l’analphabétisme… Autant de freins qui empêchent les enfants d’accéder à une éducation de qualité. Dans le reportage extrait du Journal « Martinique Caraïbes », le constat était déjà alarmant.
Depuis ce reportage, l'état de l'école n'a pas beaucoup évolué et se serait même dégradé. Les jeunes Haïtiens en âge d'être scolarisés sont confrontés à des problèmes nombreux : la pauvreté, la vulnérabilité face aux catastrophes naturelles, l'insécurité alimentaire, le manque d'accès aux services de base, le chômage et les inégalités. Les nombreux reports de la rentrée et interruptions des cours engendrés par la crise sécuritaire ont aggravé la situation.
Pour évoquer la complexité et les carences du système éducatif haïtien, nous avons demandé son éclairage à Josette Bruffaerts-Thomas, une cheffe d'entreprise, enseignante et coach franco-haïtienne. Particulièrement investie dans le développement de son pays et engagée pour un meilleur avenir, elle aime rappeler que « Haïti est une nation debout ».
Plateau : Josette Bruffaerts réagit aux propos de Donald Trurmp sur Haïti
2018 - 05:17 - vidéo
« Haïti est une nation debout » ! Josette Bruffaerts-Thomas réagit aux propos du président américain Donald Trump qui a qualifié Haïti et les pays africains de « pays de merde » : « Haïti, c'est le pays d'Amérique qui a aidé les États-Unis à acquérir l'indépendance. 1500 soldats haïtiens sont partis à Savannah pour aider les Américains. C'est le pays, comme le dit Aimé Césaire, où "le Nègre s'est mis debout pour la première fois". La révolution a commencé, mais n'est pas terminée » !
Cette ancienne enseignante a fondé l’association « Haïti Futur » en 1994, notamment pour moderniser l'éducation haïtienne. L'association franco-haïtienne intervient dans trois domaines : le développement d’une éducation de qualité, l'aide à l’entreprenariat en Haïti et la promotion de la culture haïtienne. Elle organise aussi depuis 2014 le Salon du livre haïtien qui se tient à Paris chaque année.
Ses compétences en veille technologique ont amené Josette Bruffaerts-Thomas à s’intéresser à l’innovation numérique dans le domaine de l’éducation, avec la mise en place d'un programme d’éducation numérique et le déploiement sur tout le territoire haïtien de 500 TNI (tableau numérique interactif). Le programme complet comportant également l’électrification de classes avec des panneaux solaires, le développement de programmes scolaires et de contenus en créole et français (les deux langues enseignées à l'école) et la formation technique et pédagogique des professeurs aux outils numériques. De quoi révolutionner l'école en Haïti et donner aux écoliers et à leurs professeurs des outils de qualité, uniformisés et simples d'usage.
Malgré le contexte critique du pays, l'association continue de fonctionner. Les problèmes de connexion n'empêchent pas la présidente de superviser le bon fonctionnement des installations et de recevoir chaque semaine un rapport sur l’évolution de la situation et des problèmes rencontrés par les équipes locales, notamment celles vivant dans la région de Port-au-Prince, la plus sujette aux pressions des gangs.
L'ENTRETIEN.
INA - Haïti est paralysée par les gangs. Quel est l'impact de la crise sécuritaire sur vos équipes sur place ?
Josette Bruffaerts-Thomas - Avant de parler de nos équipes, il est important d'expliquer que la situation d’Haïti est particulière, car 80% des problèmes actuels se situent sur la région de la capitale, Port-au-Prince. C'est là que se concentre 30 % de la population (Ndlr : en 2021 la population haïtienne comptait 11,45 millions de personnes, 3 millions de personnes vivant dans la capitale) et 30% des écoles. C’est un chiffre énorme et c'est pour ça, par exemple, que le séisme de janvier 2010 a fait tant de morts et tant de dégâts, notamment dans les écoles. (Ndlr : ce séisme a atteint une magnitude de 7,3 sur l'échelle de Richter, avec un épicentre situé à 25 km de Port-au-Prince. Il a fait plus de 280.000 morts, 300.000 blessés et 1,3 million de sans-abris).
Port au Prince, cinq jours après
2010 - 04:54 - vidéo
Cinq jours après le séisme, retour sur l'impression de chaos qui règne encore à Port-au-Prince : le ravitaillement de la population est très difficile, les équipes de secours continuent leurs recherches dans les décombres et on assiste à un exode de la population. Un commentaire sur des images factuelles alterne avec des témoignages de sinistrés et de secouristes.
Haïti : situation des enfants après le séisme
2010 - 02:54 - vidéo
Le séisme de 2010 a particulièrement touché les enfants. La mort avait frappé en classe et au retour de l'école. La majorité furent détruites. Au cœur de ce chaos, le sort des enfants, souvent orphelins, inquiétait les ONG. Reportage sur la situation des enfants en Haïti, suite au violent séisme qui a frappé le pays. Une population vulnérable qui a particulièrement souffert de la catastrophe et qui manque de soins et de nourriture.
Josette Bruffaerts-Thomas - Le port, l’aéroport, tout est concentré sur Port-au-Prince. Comme les routes nationales sont bloquées, c'est tout le pays qui est bloqué. Mais dans le reste des provinces, une grande partie des écoles que nous suivons fonctionnent encore. Il y a actuellement 15 personnes qui travaillent pour nous dans 7 départements sur 10. On a une couverture quasi nationale.
La situation est vraiment critique pour ceux qui sont restés à Port-au-Prince. Sur les trois personnes qui y vivaient, il y en a une seule qui s'y trouve toujours. Elle est bloquée et ne peut rien faire. Elle est coincée chez elle. Elle a recueilli 9 membres de sa famille qui vivaient près du pénitencier national qui a été attaqué par les gangs (plusieurs milliers de prisonniers se sont échappés). Elle vit dans un état de stress permanent. Quant aux deux autres personnes, elles sont reparties dans leur territoire d’origine pour renforcer d’autres équipes.
Il commence à y avoir un grave problème d'approvisionnement. Comme l’aéroport est fermé, il va y avoir une aggravation de la famine. Il y a un an, on avait déjà signalé qu’il y avait presque le tiers de la population qui était déjà en situation de famine. Et là, même les gens qui pourraient se payer de la nourriture, qui ont un salaire ne trouvent plus de quoi manger. Si la situation n’est pas résolue rapidement, il va y avoir un vrai problème d’accès à la nourriture. Une famine généralisée.
INA - Que savez-vous de la situation des écoles avec lesquelles vous travailliez dans la zone de Port-au-Prince ?
Josette Bruffaerts-Thomas - Dans la banlieue de Port-au-Prince, nous collaborions avec plusieurs écoles. Je pense à deux écoles modèles en particulier dont nous sommes très proches. Il y a l'école de Lafiteau créée par un Français, dans le département de l’ouest. Elle a été vandalisée et occupée. Dans ce centre scolaire, il y avait des logements pour enseignants, des laboratoires. Les gangs ont tout pris. Ils occupent l’espace. Ils se sont installés dans les locaux donc les enfants n’ont plus accès à cette école. C’est dommage, car c’était un endroit de qualité, bien équipé et accessible à des enfants de familles pauvres. Pour remonter une structure identique ça va être compliqué.
Il y avait aussi une école à Laboule 12 qui s’appelle « Rêves et Actions ». Fondée en 2006, elle accueillait les enfants des quartiers défavorisés de Grenier et Laboule 12 à Pétion-Ville, dans la banlieue de Port-au-Prince. Ici, les gangs n’ont pas vandalisé l’école, mais ont menacé les enseignants qui ont tous démissionné.
INA - La paralysie du système éducatif est-elle similaire dans tout le pays ?
Josette Bruffaerts-Thomas - Non, il faut vraiment insister sur le fait que cette pression des gangs ne concerne pas tout le pays. Il y a une véritable différence entre Port-au-Prince, qui est complètement paralysé, et le reste d'Haïti. Pour l'instant l'insécurité se concentre sur la capitale et ses alentours. Notre peur, c'est que si la force internationale débarque, les gangs se replient vers ces endroits aujourd’hui sécurisés, car on voit que rien n'est fait pour protéger ces régions-là. J’ai peur qu’une solution pour Port-au-Prince ne soit pas une solution pour les provinces.
Ceux qui le pouvaient sont retournés dans leur province d’origine. Il y a quand même presque 400 000 personnes déplacées. C'est aussi ce qui paralyse le pays. On le dit peu, mais cet exode massif vers les provinces a eu de graves conséquences sur l’école, car les enfants déplacés ne se sont pas réinscrits en cours. Il faut aussi ajouter que dans tout le pays, les écoles ne fonctionnaient presque plus depuis des mois. Il y avait déjà eu une rentrée tardive (en novembre) et puis, après, les cours ont été à nouveau suspendus. Cette déscolarisation s'ajoute à celle des années précédentes où les classes étaient fermées des semaines, parfois des mois dans l’année, à cause des séismes, des ouragans ou des manifestations.
L’éducation en prend un coup, surtout dans la région de Port-au-Prince. Je suis vraiment très inquiète. On parle beaucoup des kidnappings, des gangs, des pillages, mais ce qui se passe pour l’école, c'est très grave ! En plus, il y a l'aspect psychologique. Ces enfants-là ne sont plus à l’école, alors que c’était le seul endroit structuré où ils se retrouvaient socialement. Aujourd’hui, ces enfants passent sur des cadavres. Ils voient les gens mourir dans la rue. C'est terrible ! Parfois, ils voient kidnapper leurs propres parents devant eux. Quelles seront les conséquences ? Il y aura un gros effet psychologique à craindre, c'est certain.
INA - En Haïti, l'école est obligatoire. Pouvez-vous nous décrire le système scolaire haïtien ?
Josette Bruffaerts-Thomas - Je connais bien la situation scolaire en Haïti, car j'ai été enseignante dans le primaire, avant d'enseigner à l'université en France. Le système haïtien est très complexe. Haïti est l’un des rares pays où 90 % de l'éducation dépend des écoles privées et 10 % des écoles publiques gérées par l’État. Il ne s'agit pas de privé comme on l'entend en France. Le privé englobe une grande variété de structures. En Haïti, les écoles privées ne sont pas toutes payantes, elles sont souvent financées par des organisations caritatives, des églises, des ONG, des associations comme nous. On y trouve par exemple 3000 petites écoles dans les montagnes qui sont dirigées par les catholiques ou par les protestants. Il y a des écoles communautaires. Parmi ces écoles, il y en a qui sont de niveau international. Celles-là sont très chères bien-sûr, mais dispensent un enseignement de qualité qui permet aux enfants d’aller suivre ensuite des études à l’étranger. Il y a quelques écoles religieuses qu’on appelle des écoles « nationales », parce que l’État paye une partie seulement des enseignants, mais pas toute l’infrastructure scolaire.
Mais ce qu’il faut retenir, c’est qu’il y a de nombreuses initiatives privées qui mériteraient d’être soutenues par les organisations internationales, parce qu’elles viendraient renforcer tout le système éducatif. Je déplore que ce ne soit pas compris à l’international et que l’idée la plus courante soit en général de soutenir l’État. Mais quand l’État est corrompu, avec très peu d'actions sur le terrain, c'est de l'argent perdu.
L'action de Mika de Verteuil aux Abricots
2008 - 01:49 - vidéo
Reportage de « Thalassa » aux Abricots en Haïti où une religieuse a créé un groupe scolaire de 12 groupes écoles. « Haïti Futur » soutient cette initiative depuis le début.
INA - Dans l'archive de 2005, il est fait allusion aux dérives des enseignants du public qui louent leur poste à des chômeurs pour enseigner ailleurs. Avez-vous été confrontée à cette situation ?
Josette Bruffaerts-Thomas - Oui, nous avons découvert l’ampleur de ce phénomène lors de la mise en place de notre dernier projet qui consistait à équiper 500 écoles publiques d’écrans numériques. Ces écoles publiques sont censées employer des enseignants diplômés de l’École normale. Mais en réalité, 85% des enseignants et enseignantes, qu'ils soient dans le public ou le privé, ne sont pas formés au métier de l'enseignement. C’est un problème qu’il faut vraiment dénoncer. Ce qui arrive, c'est que l’État paye trop peu et de manière irrégulière leurs enseignants. De ce fait, ceux qui sont formés, bien souvent grâce aux aides internationales, louent une partie de leur charge à d'autres personnes pour qu’elles les remplacent en classe. Et pendant ce temps-là, ils partent enseigner dans le privé qui a les moyens de les payer.
INA - 40% de la population haïtienne est très jeune et 50% des enfants d’âge scolaire n’allaient pas à l’école avant le tremblement de terre de 2010. Comment s'inscrit l'action d'Haïti Futur dans ce système scolaire déficient ?
Josette Bruffaerts-Thomas - Dans le cadre de notre programme de développement de l’école numérique lancé en 2010, après le tremblement de terre, nous avons travaillé avec les quelques écoles normales d'Haïti pour moderniser et améliorer l’éducation à l'aide des nouvelles technologies. Il s'agissait d'uniformiser les programmes et de former les enseignants pour qu’ils sachent utiliser les tableaux numériques. Notre programme expérimental visait ce qu'on appelle les écoles fondamentales (1/3 publiques, 2/3 privées). Ces écoles englobent 6 années de primaire et 3 années de collège. Il y a environ 17 000 écoles fondamentales en Haïti. (Ndlr : l’enseignement numérique s’appuie sur un équipement de base constitué d’un ordinateur portable, d’un vidéoprojecteur et d’un Tableau Numérique Interactif qui permet aux enseignants de dispenser leurs cours en s’appuyant sur les exercices numériques ludiques. Le coût total pour équiper une école est de 15 000 euros, selon Haïti Futur).
INA - Avez-vous reçu le soutien de l’État haïtien pour mettre en place ce projet ?
Josette Bruffaerts-Thomas - Au départ, le ministère de l'Enseignement a soutenu l'installation de TNI dans 500 écoles publiques que nous avons équipées. Ce qui représente presque le tiers des écoles publiques du pays. Nous avons équipé 50 écoles dans chaque département. Malheureusement, il y a vraiment un non-investissement de l'État dans l'éducation depuis des décennies. Notre programme n'était qu'un échantillonnage pour montrer ce que l’on pourrait réaliser au niveau national. Cette expérimentation soutenue par de nombreux partenaires, dont la fondation de France ou l'Agence française pour le développement, bien qu'évaluée positivement, n'a pas été pérennisée. Le ministre actuel de l’Enseignement, Nesmy Manigat (en poste de 2014 à 2016, puis revenu en 2021, après l’assassinat du président), nous a soutenu et disait s’intéresser à ce programme, mais il a changé d'avis.
Le ministère de l’Éducation nationale et de la Formation professionnelle (MENFP) a décidé de s’orienter vers une autre solution pour obtenir de nouvelles aides. Manigat défend maintenant le « Livre unique » (Ndlr : un livre scolaire unique pour les deux premières années du 1er cycle de l’école fondamentale ). Donc, on va distribuer des livres, alors qu'on avait déjà une solution technologique qui avait fait ses preuves et qui a permis, pendant la crise du Covid, d'assurer de la formation, d'avoir des contenus qualitatifs disponibles pour les enfants.
De fait, Haïti reçoit beaucoup d’argent des organismes internationaux, mais de manière dispersée, sans vraie coordination. Je suis membre actuellement d'une Coalition pour l’Éducation qui travaille justement à tout faire pour les actions soient mieux coordonnées. Mais en attendant, cette situation dissuade beaucoup de parents de la classe moyenne de mettre leurs enfants dans les écoles publiques. Mais j'insiste, il faudrait s'appuyer sur la partie privée de l'enseignement. Il y a vraiment de bonnes initiatives à soutenir et nous, on se bat pour ça. Le jour où il y aura un vrai gouvernement qui voudra faire quelque chose pour l'école, il y aura beaucoup d’initiatives sur place, avec des gens qui se battent pour que l’école devienne de qualité.
INA - La fuite des cerveaux hypothèque l'avenir d'Haïti. Que pouvez-vous nous en dire ?
Josette Bruffaerts-Thomas - Oui, c'est un phénomène dont on ne parle pas, mais qui est très grave. Beaucoup d'écoles sont démunies par ce phénomène-là. L'exode des cerveaux s'est amplifié depuis la mise en place par Joe Biden, depuis deux ans, d'un "visa humanitaire" (Ndlr : 30 000 visas humanitaires sont délivrés chaque année) pour certains pays de l’Amérique latine, notamment Haïti. Mais ces visas amplifient l’exode des enseignants et des étudiants diplômés. C'est grave, car actuellement presque tous les enseignants, les jeunes formés dans tous les domaines, sollicitent ce visa et partent. Nous avons déjà l'exemple d'une école de Camp-Perrin (Ndlr : une commune de l'arrondissement des Cayes, chef-lieu du département du sud d'Haïti), où ils ne trouvent plus d'enseignants !
Nous avons formé environ 3 000 enseignants depuis 30 ans et aujourd'hui, beaucoup ont quitté Haïti. C'est grave ! Il y a une hypocrisie internationale, car les mieux formés, c’est évidemment à eux qu’on ouvre les visas, soi-disant pour des raisons humanitaires, mais en réalité, on choisit les meilleurs... Il y a un tri.
Mais ce qui est encore plus inquiétant pour nous, c'est qu'il y a des avions "visas" qui partent d'Haïti, mais il y a aussi des jeunes gens qui dépensent énormément d'argent pour passer, de leur propre chef, par le Nicaragua, le Chili, la République dominicaine pour rejoindre les États-Unis. Cette fuite des cerveaux est énorme ! Telle qu’on la voyait peut-être dans les années 60. Ce phénomène touche aussi « Haïti Futur » à travers notre bourse « Valencia Mongérard ». (Ndlr : du nom d'ancienne étudiante membre d’Haïti Futur, décédée lors du séisme de 2010).
L'association finançait en partenariat avec le groupe Alpha et l’Université de Marne-la-Vallée une bourse d'études de 2 ans pour une formation en Masters 1 et 2 à un(e) jeune étudiant(e) haïtien(e). Nos boursiers diplômés avaientpour obligation de revenir en Haïti au moins 5 ans pour participer à la reconstruction et au développement économique du pays. Presque tous sont rentrés. Tous avaient du travail en Haïti. Aujourd'hui, ils sont tous partis ! On a tout perdu ! Tout ce travail de 10 ans qu'on avait fait pour former des cadres de demain d'Haïti est parti en fumée. Comment le pays va-t-il pouvoir se reconstruire maintenant ? Ça va être vraiment difficile.
INA - Face à ce constat, comment sauver le système scolaire haïtien ?
Josette Bruffaerts-Thomas - Après le séisme de 2010, tous les espoirs étaient permis. Malheureusement, il a eu de mauvais choix politiques, la corruption s’est généralisée à l’échelle nationale, mais aussi internationale. Si on prend la période de 2010 à 2024 : on a eu le séisme de 2010, la reconstruction cogérée par Bill Clinton et le premier ministre Bellerive qui a été un désastre. Sans parler des milliards de fonds de Petrocaribe dilapidés par l’État. Et l'arrivée du choléra importé par des casques bleus népalais. En 2016, on a eu l’ouragan Matthew qui a détruit beaucoup de nos structures scolaires. À chaque fois, il faut reconstruire. On a reconstruit 30 toitures d’écoles après l'ouragan. En 2021, il y a eu un nouveau séisme qui a affecté 4 départements. On a reconstruit. Donc, il y a eu 14 ans de débâcle. Pour l'avenir, je pense que le rôle de la diaspora, même si je n'aime pas ce terme, devrait être crucial. D'ailleurs la thématique pour le Salon du livre haïtien 2024, sera justement l'idée d'un Haïti "dedans et dehors". Ce que les Haïtiens peuvent faire en dehors d'Haïti. C'est une réalité, Haïti est aussi à l’extérieur d’Haïti.
Un des thèmes principaux sera la jeunesse, la science et la technologie. Je pense toujours que la technologie aura sa place dans l'enseignement en aidant la diaspora enseignante (professeurs d’université à la retraite, profs de physique, chimie ou de mathématique) à apporter son appui aux élèves haïtiens. Ils pourront donner des cours, des conférences, séminaires depuis des établissements et écoles partenaires, accessibles par Internet. Dans ce sens, « Haïti futur » a pris un abonnement à « Starlink » d’Elon Musk. Avec Internet, si on veut donner des cours, on peut le faire toute la journée et toute la nuit, du monde entier. En province, dans les écoles équipées, on pratique déjà ce type d'accès à l'enseignement et on veut accélérer ça. Il suffit d’une salle où regrouper les étudiants. C'est sans doute une partie de l'avenir de l'enseignement.
Josette Bruffaerts-Thomas a reçu le Prix de la Femme Noire Chef d'Entreprise (2004) et le Trophée de la Réussite au Féminin (2007). Le programme d’Éducation numérique engagé par « Haïti Futur », qui était en compétition avec 500 autres projets de 75 pays différents, a été lauréat du concours mondial « All children reading » en 2012 aux États-Unis. Il a obtenu une aide de 300 000 euros.
Pour aller plus loin
En savoir plus sur « Haïti Futur » et le Salon du livre haïtien
La vraie révolution en Haïti: une éducation de qualité pour tous. (Vidéo Haïti Futur)
En Haïti, le livre est une fiction : dans un système éducatif indigent où l'absence de moyens, notamment de livres est criant, ce sont souvent les bibliothèques qui assurent la transmission du savoir. À Port-au-Prince, exemple de la Fokal (Fondation connaissance et liberté) qui fournit une cinquantaine de bibliothèques en Haïti. (2005)
Yanick Lahens : « Haïti n'est ni un cauchemar, ni une carte postale » (2014)
Nesmy Manigat à propos des aides financières de l'UE. (2015)
Lyonel Trouillot : « Le plus grand malheur d'Haïti ce n'est pas la pauvreté, c'est l'inégalité » (2016)