L'ACTU.
Le vendredi 7 juin 2024, Emmanuel Macron a prononcé un discours de Bayeux, là où en 1946, le général de Gaulle s'était adressé pour la première fois aux Français après le Débarquement de 1944. L'Élysée a précisé que c'était « l'occasion d'honorer ceux qui ont contribué au retour de l'État, de son administration ». En effet, le général de Gaulle avait choisi Bayeux, la première ville normande à avoir été libérée pour présenter son projet constitutionnel qui donnerait naissance à la Ve République.
L'ARCHIVE.
« C'est ici que l'effort de ceux qui n'avaient jamais cédé et autour desquels s'étaient, à partir du 18 juin 1940, rassemblé l'instinct national et reformée la puissance française tira des événements sa décisive justification... »
L'archive disponible en tête d'article est le reportage réalisé pour les « Actualités françaises » le 16 juin 1946. Le général, populaire auprès des Français depuis son fameux appel du 18 juin, tenait à conserver sa proximité avec le peuple et à dialoguer directement avec lui. Vêtu de son uniforme, symbole d'autorité et de droiture, il incarnait surtout sa neutralité politique. Ce discours fut historique, car c'était la première fois que le général s'exprimait publiquement depuis son départ en Grande-Bretagne. Il cherchait ce jour-là, à incarner sa légitimité de sauveur de la France et d’homme d’État incontournable dans sa reconstruction future.
« En même temps, c'est ici que sur le sol des ancêtres réapparut l'État ; l'État légitime, parce qu'il reposait sur l'intérêt et le sentiment de la nation ; l'État dont la souveraineté réelle avait été transportée du côté de la guerre, de la liberté et de la victoire, tandis que la servitude n'en conservait que l'apparence... » Dans une période d'incertitude politique et de vide constitutionnel, son discours se voulait avant tout un vibrant hommage rendu à l’État et l'occasion de fustiger la lutte des pouvoirs personnels et de condamner le régime des partis qu'il exécrait.
L’État comme rempart au fascisme
C'est dans cette allocution que le général décrivit pour la première fois son projet constitutionnel, destiné à faire cesser l'instabilité caractéristique des Républiques précédentes qu'il rendait responsables de la montée des dictatures et du fascisme, des propos particulièrement d'actualité : « C'est qu'en effet, le trouble dans l'État a pour conséquence inéluctable la désaffection des citoyens à l'égard des institutions. Il suffit alors d'une occasion pour faire apparaître la menace de la dictature. D'autant plus que l'organisation en quelque sorte mécanique de la société moderne rend chaque jour plus nécessaires et plus désirés le bon ordre dans la direction et le fonctionnement régulier des rouages. Comment et pourquoi donc ont fini chez nous la Ière, la IIe, la IIIe Républiques ? Comment et pourquoi donc la démocratie italienne, la République allemande de Weimar, la République espagnole, firent-elles place aux régimes que l'on sait ? Et pourtant, qu'est la dictature, sinon une grande aventure ? Sans doute, ses débuts semblent avantageux. Au milieu de l'enthousiasme des uns et de la résignation des autres, dans la rigueur de l'ordre qu'elle impose, à la faveur d'un décor éclatant et d'une propagande à sens unique, elle prend d'abord un tour de dynamisme qui fait contraste avec l'anarchie qui l'avait précédée. Mais c'est le destin de la dictature d'exagérer ses entreprises... »
Un État fort, capable de résister à la tentation de l'autoritarisme, ne pouvait passer, à ses yeux, que par une réforme complète de la Constitution : « A la fin, le ressort se brise. L'édifice grandiose s'écroule dans le malheur et dans le sang. La Nation se retrouve rompue, plus bas qu'elle n'était avant que l'aventure commençât. Il suffit d'évoquer cela pour comprendre à quel point il est nécessaire que nos institutions démocratiques nouvelles compensent, par elles-mêmes, les effets de notre perpétuelle effervescence politique. Il y a là, au surplus, pour nous une question de vie ou de mort, dans le monde et au siècle où nous sommes, où la position, d'indépendance et jusqu'à l'existence de notre pays et de notre Union Française se trouvent bel et bien en jeu... Certes, poursuivait-il, il est de l'essence même de la démocratie que les opinions s'expriment et qu'elles s'efforcent, par le suffrage, d'orienter suivant leurs conceptions l'action publique et la législation. Mais aussi tous les principes et toutes les expériences exigent que les pouvoirs publics : législatif, exécutif, judiciaire, soient nettement séparés et fortement équilibrés et, qu'au-dessus des contingences politiques, soit établi un arbitrage national qui fasse valoir la continuité au milieu des combinaisons... »
Un président puissant
Son projet constitutionnel reposait sur un Parlement dit « bicaméral » (à deux chambres) « exerçant le pouvoir législatif » et un chef de l’État au pouvoir renforcé qui serait placé « au-dessus des partis » et élu, non pas encore au suffrage universel, mais « par un collège élargi ». « C'est donc du chef de l'État, placé au-dessus des partis, élu par un collège qui englobe le Parlement, mais beaucoup plus large et composé de manière à faire de lui le Président de l'Union française en même temps que celui de la République, que doit procéder le pouvoir exécutif. »
Charge à lui de nommer les ministres et le Premier ministre, de prononcer le cas échéant la dissolution de l'Assemblée et, « en cas de péril mortel pour l’État », d'intervenir comme « garant de l'indépendance nationale ».
Ainsi concluait-il son discours fondateur : « Des Grecs, jadis, demandaient au sage Solon : "Quelle est la meilleure Constitution ?" Il répondait : "Dites-moi, d'abord, pour quel peuple et à quelle époque ?" Aujourd'hui, c'est du peuple français et des peuples de l'Union française qu'il s'agit, et à une époque bien dure et bien dangereuse ! Prenons-nous tels que nous sommes. Prenons le siècle comme il est. Nous avons à mener à bien, malgré d'immenses difficultés, une rénovation profonde qui conduise chaque homme et chaque femme de chez nous à plus d'aisance, de sécurité, de joie, et qui nous fasse plus nombreux, plus puissants, plus fraternels. Nous avons à conserver la liberté sauvée avec tant et tant de peine. Nous avons à assurer le destin de la France au milieu de tous les obstacles qui se dressent sur sa route et sur celle de la paix. Nous avons à déployer, parmi nos frères les hommes, ce dont nous sommes capables, pour aider notre pauvre et vieille mère, la Terre. Soyons assez lucides et assez forts pour nous donner et pour observer des règles de vie nationale qui tendent à nous rassembler quand, sans relâche, nous sommes portés à nous diviser contre nous-mêmes ! Toute notre Histoire, c'est l'alternance des immenses douleurs d'un peuple dispersé et des fécondes grandeurs d'une nation libre groupée sous l'égide d'un Etat fort. »
Il faut noter que ce discours, qui ne fut pas, à l'époque, diffusé dans le journal hebdomadaire, preuve sans doute de la méfiance qui régnait encore à son égard, est à présent appelé « la Constitution de Bayeux ». Un discours considéré par nombre d'historiens comme le texte fondateur des institutions de la Ve République, qui verra le jour en 1958.