Depuis 2011, le fisc développe et finance l'usage de l’intelligence artificielle (IA) et des algorithmes dans la traque aux fraudeurs. Un article du Figaro du 19 septembre 2022 dévoile que l’intelligence artificielle a déjà permis à l'administration de récupérer 10 millions d’euros auprès des « contribuables indélicats ayant omis, intentionnellement ou non, de déclarer leur piscine ». Dans l’article, les responsables du Bureau de la programmation des contrôles et de l'analyse de données, créé en 2017, décrivent en quoi le « datamining » et « l'intelligence artificielle » vont augmenter l’efficacité des personnes chargée de croiser et synthétiser les innombrables données jusqu’alors disparates. « L'intelligence artificielle permet de faire des croisements de données et de procéder à des analyses de risque, puis de produire des listes d'entreprises et de particuliers susceptibles, selon nous, de faire l'objet d'un contrôle fiscal », précise Stéphane Créange, sous-directeur du contrôle fiscal au sein de la DGFIP.
Si ces outils sont pour l’instant ciblés sur la fiscalité foncière, l’IA pourrait rapidement s’élargir à l’ensemble des contribuables. Le recours aux données informatiques dans la lutte contre les fraudeurs est ancien, il est apparu avec le développement de l’ordinateur au début des années 1980. En France, un cap important a été franchi en 1984. A l’époque, le fisc venait d'être autorisé à recourir à des fichiers numériques, tout en limitant leur périmètre d'utilisation. Le 20 décembre 1984, le journal de midi d’Antenne 2 consacrait un long reportage sur cette révolution numérique.
Dans ce reportage à voir en tête de cet article, le journaliste Henri Bodiguel décrivait sur un ton léger la transformation en cours dans la traque des « Bibi Fricotin », un personnage de BD jeunesse créé par le dessinateur français Louis Forton, héros récurrent de la BD Les Pieds nickelés. Sur des images d’immenses salles informatiques remplis de PC et d’analystes au travail, il expliquait que la commission des libertés avait entériné la création « d’un fichier informatique d’imposition des personnes pour réduire la fraude systématique ». Ce fichier devait notamment aider à repérer les 20% de Français qui déménageaient fréquemment « sans laisser d’adresse pour éviter qu’on les retrouve ».
Interrogé sur la raison de cette innovation, les autorités utilisaient les mêmes arguments qu'aujourd'hui. Ainsi, Frédéric Saint-Géours, le secrétaire d’Etat au budget, précisait que les pertes fiscales étaient énormes, « 100 000 milliards de francs ». Comme en 2022 pour justifier le développement de l'IA, il ajoutait que l’intensification de la lutte fiscale informatique avait déjà permis de récupérer « entre 15 et 20 milliards de francs ». L'autre argument utilisé alors, similaire à celui avancé en 2022, soulignait l'intérêt de l’informatique pour faciliter le regroupement et de traitement des données jusqu'alors disparates : « Il s’agit d’améliorer les fonctionnements de base des services fiscaux en faisant en sorte que les renseignements existants soient transmis plus vite, exploités plus vite», déclarait-il.
Données personnelles et liberté individuelle
Si les arguments étaient identiques à aujourd'hui, les limites posées étaient plus restrictives. En 1984, l’utilisation inédite de fichiers numériques avait obligé la Commission informatique et libertés (CNIL) à poser quelques garde-fous afin « de préserver impérativement la liberté des individus ». Raymond Forni, le vice-président de la commission, assurait d’ailleurs la stricte confidentialité des données et l’impossibilité « d’interconnexion de ce fichier avec celui d’autres administrations ». Une compartimentation qui va disparaître avec l'avènement des algorithmes selon Le Figaro. Le journal précise que les données détenues par l’administration fiscale seront complétées par celles provenant d'autres données fournies par la Sécurité sociale, les Douanes, mais aussi par les employeurs dans le cadre du prélèvement à la source, « sans oublier les données en provenance des réseaux sociaux et des plates-formes collaboratives », souligne également l’article.
Au contraire, en 1984, la CNIL avait fait le choix d’interdire au fisc d’utiliser le numéro de Sécurité sociale. La solution retenue avait été l’adoption d’un identifiant spécifique « aléatoire et non signifiant » à chaque contribuable. Le numéro fiscal toujours en vigueur aujourd’hui.
La conclusion du journaliste était assez visionnaire, et prendra sans doute tout son sens dans les années à venir. Il concluait ironiquement que certains rêveraient bientôt d’arrêter le progrès « car il va devenir de plus en plus difficile de vivre caché et d’être heureux... ».