LE FILM CULTE.
La sortie sur grand écran de La Grande bouffe coïncide avec l’anniversaire de sa présentation à Cannes, il y a 50 ans, le 23 mai 1973. À l’époque, le film avait fait sensation, provoquant l’une des plus retentissantes polémiques du festival. Qualifié d’ « obscène et scatologique, d'une complaisance à faire vomir » par Claude-Marie Trémois de Télérama ou d'oeuvre humiliante par François Chalais, d'Europe 1, le film avait été violemment critiqué lors de sa projection. La conférence de presse avec l'équipe s'était transformée en pugilat comme le montre l’archive ci-dessous.
Festival de Cannes : polémique "La grande bouffe" de Marco Ferreri
1973 - 03:31 - vidéo
Un film métaphysique
Que racontait ce film jugé scandaleux et pervers ? Cette comédie dramatique, interdite aux moins de 18 ans, raconte l’histoire de quatre amis joués par Marcello Mastroianni, Philippe Noiret, Michel Piccoli et Ugo Tognazzi qui décident de se suicider de manière plutôt originale, en dévorant autant de nourriture que possible, jusqu'à en mourir. Cette orgie alimentaire, parfois interrompue par quelques frasques sexuelles avec des prostituées invitées (Andréa Ferréol), n'était pas gratuite, ou simplement provoquante, dans l'esprit du réalisateur italien. Pour Marco Ferreri, cette satire était envisagée comme une critique de la société de consommation et de ses débordements.
À travers sa fresque pantagruélique, le cinéaste italien dépeignait les vices d’une société bien-pensante, mais en déliquescence. Il souhaitait dénoncer la consommation sans limite, le gaspillage, l'égoïsme, la jouissance sexuelle, le pouvoir…
Dans ce pamphlet aux allures de comédie, le cinéaste utilisa la métaphore alimentaire pour décrire la pourriture de la société. Son kaléidoscope d’images de vomis, de boulimie, de pets, de rots et de jeux sexuels transgressifs, traduisait la déchéance de la société. Son pari était que le spectateur en sortant choqué et nauséeux de la séance serait finalement touché par le message quasi métaphysique du film.
L'ARCHIVE.
Quelques mois avant sa sortie, en avril 1973, le magazine « Pour le cinéma » s’était rendu sur ce tournage intriguant. L’archive en tête d’article donne une bonne vision de l’ambiance qui régnait sur le plateau. Entre des scènes du tournage, le réalisateur et ses acteurs donnaient leurs impressions sur cette aventure cinématographique peu ordinaire.
Ce que l'on découvre à travers les interviews, c'est que Marco Ferreri était un réalisateur fidèle à sa bande d'acteurs. Il tournait un peu comme en famille, chaque personnage gardant son propre prénom, comme pour instaurer une proximité entre les acteurs et les spectateurs. Une manière aussi d'accentuer le malaise à les voir se détruire.
Sur le tournage, cette intimité s'était traduite par une totale liberté de jeu. C'est ce que soulignait Ugo Tognazzi : « quand on tourne un film avec Marco Ferreri, la dernière chose qu’on connait c’est le scenario. Il fait toujours beaucoup improviser les acteurs ». Une liberté qui séduisait également Marcello Mastroianni trouvant excitant de travailler dans un « total abandon » et de « se laisser aller comme sur un bateau ».
Fantasmagorie ou amer constat ?
Quant au message du film, chacun y allait de son interprétation. Marco Ferreri clamait qu'on prendrait son film au premier degré, mais qu'il aimait simplement raconter des histoires. Ce sont peut-être ses acteurs qui en parlaient le mieux. Michel Piccoli estimait que le film était avant tout une comédie pour faire rire, tout en ironisant, « mais à la fin, on n’a plus envie de rire…. Il faudrait le vivre comme un film comique et pas comme un film à message ».
Marcello Mastroianni, dans le rôle d'un pilote de ligne, envisageait le film comme une métaphore de notre civilisation en déclin : « on vit dans un monde qui est en train de nous tuer tous. Quant au sens de la nourriture dans l'histoire, elle devait porter « l’idée d’avoir une belle mort, une mort douce qui passe par un plaisir du corps et même intellectuel, parce que bien manger, c’est un plaisir de l’esprit, c’est revenir à quelque chose qui est plus naturel, plus terrien », expliquait-il.
Ugo Tognazzi qui jouait le restaurateur chez qui sa bande d'amis avaient décidé d'en finir percevait « cette bouffe » comme « le désir, l’envie que tout le monde a de consommer », une personnification du consumérisme; moins idéalisée que celle de son compatriote.
Quant à Michel Piccoli, qui interprète un réalisateur, il voyait dans la nourriture un symbole plus cynique des inégalités : « on en crève tous un peu de la bouffe. Dans le monde, il y a ceux qui crèvent de ne pas avoir de bouffe et les autres qui crèvent d’avoir trop de bouffe ».
Un réalisateur « réaliste et onirique »
On leur demandait ensuite si Marco Ferreri ressemblait à ses films. Philippe Noiret, un juge d'instruction dans le film, était catégorique : « Oui, c’est un homme qui ne se prend pas au sérieux » mais qui possédait, selon lui « un univers qui n’est pas d’une gaité folle ». Il le décrivait comme un homme d'une « grande lucidité sur notre époque », avec en plus « une vision poétique ». Ce que Michel Piccoli résumait en deux adjectifs : « réaliste et onirique. »
Pour Marcello Mastroianni, sa manière de filmer devait s'expliquer par sa nationalité italienne. Selon lui, les Italiens adoraient traiter de manière humoristique des problèmes graves, « ils ne peuvent pas prendre la réalité au sérieux. Ils s’accrochent au côté humoristique des choses même pour se consoler un petit peu ». Il ajoutait : « on rit même de nous-même en tentant de changer les institutions, des réalités négatives. On a toujours un œil qui sourit de tout. C’est peut-être notre limite aussi ». Reste que pour son ami UgoTognazzi, Marco Ferreri était inclassifiable, « vraiment différent, un cas particulier ».
Un dernier mot du réalisateur
La critique et les commentateurs ont vu dans La Grande bouffe une critique de la société de consommation mais dans cette interview de Marco Ferreri réalisée à Cannes le 21 mai 1973, le réalisateur italien donnait d'autres clés de compréhension de son œuvre tant critiquée.
« C'est un film physiologique, c'est une farce physiologique... j'ai voulu raconter l'histoire de quatre machines physiologiques, qui avant d'avoir des sentiments ont des nécessités quotidiennes ».
Malgré le scandale, La Grande bouffe a obtenu le prix FIPRESCI (prix de la critique internationale), ex-aequo avec La Maman et la Putain de Jean Eustache. En salles, le long-métrage a été un succès avec 2,4 millions de spectateurs en France.