Le 19 octobre 1943, disparaissait Camille Claudel, sculptrice de génie et élève de Rodin à la reconnaissance posthume. Née en 1864 dans l'Aisne, elle se passionna très tôt pour la sculpture, soutenue par son père. À 18 ans, elle déménagea à Paris pour suivre les cours d'Alfred Boucher, un artiste bien installé. L'année qui suivit, elle intégrait l'atelier d'Auguste Rodin, sculpteur au succès florissant de plus de vingt ans son ainé.
La première partie de sa carrière se fit aux côtés de son maître qu'elle influença également dans sa pratique. Et elle en fut la maîtresse. À leur séparation en 1892, elle poursuivit une évolution loin de l'ombre de Rodin et connait une période de stabilité financière entre 1897 et 1905, grâce aux commandes régulières de la comtesse Arthur de Maigret.
Les années qui suivirent lui furent moins fastes, vraisemblablement encore affectée par sa rupture avec Auguste Rodin. Une période à laquelle elle accusa le sculpteur de lui voler ses idées et d'être responsable de son insuccès professionnel. En 1912, elle détruisit une grande partie de ses œuvres et s'enferma chez elle. Elle sombra alors dans l'alcool, la solitude, les pensées obsessionnelles, la paranoïa. À la mort de son père qui la protégeait, son frère le dramaturge Paul Claudel et leur mère, la firent interner. Elle fut diagnostiquée d'une psychose paranoïaque.
Un silence de plusieurs dizaines d'années
Elle y resta trente ans et mourut, probablement de faim, le 19 octobre 1943, à l'âge de 78 ans. Elle fut enterrée dans une fosse commune. La reconnaissance par le grand public de son influence sur Rodin et de son œuvre, bien qu'appréciée un temps dans le cercle restreint des artistes parisiens, ne vint que plus tard, notamment par le biais du film Camille Claudel en 1988. L'œuvre de Camille Claudel, très autobiographique, suit le cours la vie de la sculptrice. Sur la centaine d'œuvres qu'elle a laissées, on peut voir un bonheur intense dans le mouvement des deux amants de « La valse ». Plus tard, des œuvres comme « L’implorante », ou « L’âge mûr » révèlent l’échec de sa vie sentimentale.
Deux biographies s'attachèrent à raconter l'histoire de cette artiste de génie qui n'eut pas la reconnaissance espérée de son vivant. La première, Une femme, est un roman biographique d'Anne Delbée publié en 1982. Deux ans plus tard, la petite-nièce de Camille Claudel, Reine-Marie Paris proposait un second récit, alors qu'au musée Rodin se tenait une rétrospective des œuvres de la sculptrice. Ces ouvrages inspirèrent le film de Bruno Nuytten, Camille Claudel, avec Isabelle Adjani.
Sur la personnalité, l'histoire de l'artiste et son déclin à partir de 1913, chacune des deux autrices proposèrent leurs analyses, invitées à la sortie de leurs ouvrages respectifs sur le plateau de Bernard Pivot, dans « Apostrophes ». Camille Claudel était-elle considérée comme folle parce qu'artiste femme dans un monde d'hommes, car elle ne se conformait pas aux normes de son milieu, ou bien l'était-elle réellement ?
« Elle n'était pas folle »
« Elle avait tout pour plaire, elle avait tout pour réussir et elle a eu 30 ans de silence ». Dans l'archive en tête d'article, la dramaturge Anne Delbée racontait l'histoire de Camille Claudel aux téléspectateurs de Bernard Pivot. Elle dressait le portrait d'une femme de caractère, « née dans un petit village où il y avait de la terre glaise ». Aînée de sa famille, Camille avait « dû assumer un rôle qui, au XIXe siècle, était très difficile à assumer » et « cette gosse volontaire, brutale » décida « à 12 ans qu'elle était un grand sculpteur ».
Une vocation soutenue par son père, mais qui restait en dehors des canons de ce qui était attendu d'une jeune femme à la fin du XIXe siècle. Anne Delbée expliquait : « On peut s'amuser au métier de sculpteur, mais de réclamer qu'on est un génie de la sculpture, là, ce n'est pas tout à fait évident. » Et encore plus d'entrer dans un atelier de sculpture, exclusivement composé d'hommes. « Elle portait son art très haut. »
À sa rencontre avec Auguste Rodin, il « n'était pas encore le grand Rodin ». Et selon Anne Delbée, ce qui les distinguait était simple : Auguste Rodin était un artisan à la progression régulière tandis que Camille Claudel avait montré un grand talent, dès son jeune âge. Ainsi, en la rencontrant, « il va trouver l'inspiratrice qui lui faut, il va trouver le modèle qui lui faut. » Et c'était là, ajoutait-elle, que commença la grande période de Rodin.
Pour Anne Delbée, Camille Claudel « n'était pas folle ». Pour preuve, elle citait ses lettres écrites depuis l'asile à sa famille où elle se montrait lucide et demandait à sortir. Son internement avait des causes bien plus pratiques, selon la dramaturge : « Elle a gêné une société, des voisins. » Et de détailler : « Il faut bien penser qu'on est au XIXe siècle, elle fait un métier qui est absolument insensé, déjà pour les hommes à l'époque, alors, pour une femme, c'est une pure impossibilité. »
Cette femme, très « belle » avait eut l'espoir que l'on « s'intéresse à elle a cause de sa sculpture ». Avant de s'apercevoir « qu'on ne lui fait pas de commandes ». Ainsi, en avait-elle eu assez d'être l'élève de Rodin. « Elle va se retrouver dans une grande solitude, dans des problèmes d'argent impossibles, très pauvre. » Et bien que les critiques de l'époque lui reconnaissaient du génie, « tout va s'accumuler, le manque de contacts, elle va commencer à être seule, à ne plus pouvoir manger, à vendre tout ce qui lui reste pour essayer de faire son art ». Et peu à peu, « elle va avoir comme un délire de persécution ». Une paranoïa bien réelle, affirmait Anne Delbée. Elle n'arriva pas à se dépêtrer de sa passion, n'aima qu'un homme dans sa vie : Auguste Rodin.
« Un diagnostic avait été fait »
Deux ans après la publication de l'ouvrage d'Anne Delbée, la petite-nièce de Camille Claudel publiait donc une biographie contenant de nouveaux documents familiaux qui n’étaient pas accessibles auparavant. D'emblée, elle mesurait son récit, « cette biographie est pleine de troubles » et que « ce n'est pas une réponse » à Anne Delbée.
Reine Marie Paris, biographe de Camille Claudel
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Précision : Gabriel Matzneff, qui est également invité sur le plateau d'«Apostrophes», s'exprime sur la grande différence d'âge entre Camille Claudel et Auguste Rodin. Des propos à mettre en perspective avec ses écrits autobiographiques où le récit de pratiques pédocriminelles sont légion, éléments qu'il affichait avec aise sur les plateaux de télévisions. Aujourd'hui, il est visé par une enquête pour « viols sur mineur de moins de 15 ans », à la suite de la publication du Consentement de Vanessa Spingora, où elle raconte sa relation sous emprise avec l'écrivain quand elle avait 14 ans et lui 50, dans les années 1980.
Bernard Pivot, sûrement à la lumière de l'ouvrage d'Anne Delbée, interrogeait : « En 1913, on commençait à accorder du génie à Rodin et on parlait depuis pas mal d'années de Camille Claudel. Elle a été enfermée dans une clinique psychiatrique, elle y est restée 30 ans. Elle est morte dans une clinique psychiatrique. (...) Mais est-ce que ce n'est pas la famille Claudel qui a fait enfermer cette femme dévergondée, maîtresse d'un sculpteur ? » Pour Reine-Marie Paris, c'était clair : on n’internait pas sur une idée, il fallait une réalité psychologique.
Ainsi, l'artiste buvait, comme cela se faisait largement dans les ateliers de sculpture. Et puis, disait Reine-Marie Paris, « elle était atteinte d'une obsession, l'obsession de Rodin qui l'a poursuivie jusqu'à la fin de sa vie. Je crois que cette passion n'a jamais cessé. Sa haine pour Rodin ne peut pas s'expliquer autrement, c'est de l'amour qui se transforme en haine. » Et d'ajouter : « Je crois qu'il y a une espèce d’égoïsme congénital de l'homme. Lui a pu s'en sortir parce qu'il était extrêmement célèbre, couvert de décorations et d'honneur, très riche. Et Camille est restée pauvre, seule, sans appuis. J'ai l'impression qu'elle a fait une forme d'autodestruction, un suicide. » Selon Reine-Marie Paris, « pour Claudel, Rodin était l'artisan de la chute de sa sœur ».
Expo Camille Claudel
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Dans ce reportage, découverte des plus belles œuvres de Camille Claudel.
« Camille avait tout en elle pour faire exploser cette personnalité paranoïaque, surtout au moment de la rupture avec Rodin, qu'elle a ressenti comme une blessure, d'amour, dont elle ne s'est jamais remise », expliquait la petite-nièce de l'artiste sur le plateau de Pivot. Et certes, si sa mère avait été particulièrement cruelle en interdisant tout contact avec l'extérieur, l'autrice l'expliquait : « Il faut dire que Camille, pour elle, c'était l'échec de son éducation, de ses convictions bourgeoises. » Et de poursuivre : « Elle ne comprenait rien à la vocation artistique de sa fille et surtout, elle ne voulait pas réveiller la polémique. Car il y a eu une polémique au moment de l'internement de Camille, on a dit que c'était une séquestration abusive. »
Pour Reine-Marie, son grand-père avait beaucoup regretté de ne pas avoir réussi à s'occuper de sa sœur. Elle qui lui écrivait des lettres en le suppliant de la faire sortir de la clinique. « Parlons-en de ton dieu qui laisse pourrir une innocente à l'asile ! », citait ainsi l'un des invités. « Est-ce qu'il n’avait pas simplement, comme beaucoup de gens, peur de la folie ? », demandait l'un des invités à Reine-Marie Paris. « Oui, certainement. C'est vrai que l'image de Camille l'a hanté dans toute son œuvre. On retrouve le thème de la femme, double vocation de la femme, à la fois péché et salut, la femme interdite, la promesse qui ne peut pas être tenue. D'ailleurs Claudel parle toujours de sa sœur en termes de remords, de ne pas avoir fait assez pour elle. » En définitive, Paul Claudel avait « toujours eu une immense admiration pour sa sœur, mais à la fois faite aussi de crainte. Lui, était l'homme qui avait réussi sa vie et il a ressenti l'échec de sa sœur qui était très douée et qui avait reçu tous les dons de Dieu, la beauté, l'intelligence, tout et qu'elle n'en a rien fait. »