29 mai 1968. La France est en pleine crise économique et sociale. Les manifestations des jours précédents ont été très violentes. Le discours prononcé par le président le 24 mai n'a pas calmé les esprits. Les négociations tripartites lancées par Georges Pompidou avec les syndicats et le patronat, dès le 25, sont mal accueillies par la base ouvrière. Le pouvoir politique vacille. Alors que le PC rassemble dans la rue des dizaines de milliers de manifestants en faveur d'un « gouvernement populaire », Pierre Mendès-France apparaît de plus en plus comme un recours, tandis que François Mitterrand, le 28, se déclare « prêt à se porter candidat à l’Élysée ».
Le chef de l’État se retrouve isolé et impuissant face à un pays devenu incontrôlable à ses yeux. En milieu de journée, il disparaît sans prévenir son Premier ministre de sa destination. Pendant six heures, on ne le reverra plus, avant qu'il ne réapparaisse en fin de journée à Colombey-les-Deux-Églises.
Il est 20 heures lorsque la radio publique, qui n'est pas encore complètement en grève, relaye l'information. Dans l'archive radio disponible en tête d'article, Jean-Claude Turjman et Jean-Pierre Elkabbach évoquent les hypothèses qui courent sur le mystérieux trou dans son emploi du temps de l'après-midi.
Les hypothèses les plus folles
Le lendemain, France Inter évoque la possibilité d'une mystérieuse rencontre entre le général de Gaulle et le général Massu, commandant en chef des Forces Françaises en Allemagne. Jean-Pierre Elkabbach relate une rumeur émanant de l'agence anglaise Reuters, selon laquelle les effectifs militaires français cantonnés en Allemagne, soit 30 000 hommes, seraient prochainement ramenés en France.
Selon cette dépêche, Charles de Gaulle aurait obtenu de la part des généraux « que leurs unités s'opposent à toute tentative de putsch communiste et garantissent le cas échéant, la sécurité des élections générales ».
Pour appuyer cette hypothèse, le journaliste cite une phrase prononcée par le général de Gaulle qui prendrait tout son sens si cette rumeur se confirmait : « Si cette situation de force se maintient, je devrais pour maintenir la République conformément à la Constitution prendre d'autres voies que le scrutin immédiat du pays ». Tout le monde pense alors à l'article 16 de la Constitution, que le président avait utilisé lors du putsch des généraux de 1961 et qui, en période de crise, permet de donner des pouvoirs exceptionnels, d'ordinaire exclus au président de la République française.
Le général de Gaulle aurait rencontré le général Massu
1968 - 01:36 - audio
Le lendemain, Jean-Claude Bourret enquête à Colombey-les-Deux-Églises sur le mystérieux emploi du temps du président.
La mystérieuse disparition du général De Gaulle
1968 - 02:15 - audio
Ruse ou burn out ?
En disparaissant subitement ce 29 mai, le général de Gaulle s'est bien rendu en secret à Baden-Baden, quartier général des forces françaises en Allemagne. Sur place, il s'est longuement entretenu avec le général Jacques Massu, alors commandant des Forces Françaises en Allemagne. Certains ont vu dans ce déplacement une ruse du chef d’État destinée à préparer la contre-attaque, d'autres y ont décelé une volonté de fuite face à une situation devenue incontrôlable.
Les témoignages qui suivent, dont celui du général Massu lui-même, vont éclairer ce mystère historique. Dans Les dossiers de l'écran en juin 1983, les langues se délient. Jacques Massu lève le voile sur ce pan d'histoire méconnu dont il fut un témoin privilégié. Il revient en détails sur sa rencontre à Baden-Baden avec un général De Gaulle aux abois.
Jacques Massu, sur l'entrevue avec le général De Gaulle à Baden Baden
1983 - 12:07 - vidéo
Après avoir expliqué que le film diffusé avant le débat ne correspondait pas aux faits historiques, il relate comment il tenta de pousser le général à se ressaisir : « Il m'a dit : "tout est foutu ! Les communistes ont provoqué une paralysie totale du pays, je ne commande plus rien […] donc je me retire. Comme je me sens menacé en France, je viens chez vous chercher quoi faire." »
Leur entrevue se déroule dans le bureau de sa résidence. Le général, affalé dans le fauteuil des invités face à un Massu perplexe, adossé à son bureau, lui explique qu'il a fait venir son fils et sa famille, car il craignait pour leur vie à Paris. Il lui confie également son désespoir face à la situation catastrophique de la France qu'il se sent incapable de reprendre en main : « Au début, il soliloque et je suis évidemment très étonné de voir le général, tel qu'il m'apparait à ce moment-là. Il me demande tout de suite s'il pourrait aller à Strasbourg. » Ils évoquent la situation dans cette ville et le général déclare souhaiter rester en Allemagne.
Massu, contre cette idée, temporise. Il va tenter de convaincre le général de rentrer en France : « Je vais assez loin […] allant jusqu'à lui dire qu'un homme comme lui ne peut pas laisser tomber le pays… qu'il se déshonorerait », se souvient-il.
Au bout de quelques heures, le général reprend ses esprits et l'écoute plus attentivement. La conversation continue et alors que Massu désespère et s'apprête à appeler l'ambassadeur de France en Allemagne pour organiser l'exil du président, le général se lève et lui demande d'appeler sa femme. Puis, il s'entretient avec d'autres membres de l'équipe. Il s'est ressaisi et ers repartit le soir même. Le général Massu avoue ne jamais avoir compris pourquoi de Gaulle était venu le voir, lui.
L'isolement du pouvoir
Dans la même émission, Pierre Lefranc, ancien collaborateur du général de Gaulle, souligne ci-dessous l'isolement du Président à l’Élysée pendant les événements de mai. « Il ne voyait l'extérieur que par le biais de la télévision. En allant à Baden-Baden, il voulait échapper à la manifestation qui se préparait ce jour-là. Il voulait surtout marquer l'opinion publique. L'idée de quitter Paris faisait en effet partie de ses hypothèses ».
COUL/plateau debat:PIERRE LEFRANC parle du gene...
1983 - 03:25 - vidéo
«Un homme humilié»
Puis vient le témoignage de Bernard Tricot, secrétaire général de l’Élysée en 1968. Dans l'extrait ci-dessous, il revient sur l'ambiance à l’Élysée à cette époque. Il décrit aussi la tristesse et la fatigue du président au cours des événements : « C'était un homme humilié de voir la situation dans laquelle était réduit son gouvernement et humilié pour la France, de voir comment ce pays gâchait ses chances […] Le général avait quand même pas mal analysé la situation, car le discours du 24 mai est un grand et beau discours dans lequel il explique pourquoi, à son avis, la France est dans une telle situation.
Il poursuit, il y a sur la jeunesse, l'université, la nécessité de revoir notre enseignement, sur l'inadaptation de l'université au problème de l'emploi et de la formation des jeunes, des choses qui sont justes et très actuelles. Mais il constate que l'idée du référendum ne passe pas. Alors que son appel du 30 mai, qui est tactique, sentimental, presque théâtral, va avoir un effet fantastique ».
COUL/plateau debat:BERNARD TRICOT parle du gene...
1983 - 05:11 - vidéo
Ces témoignages attestent que le fondateur de la Ve République était bel et bien épuisé et prêt à abandonner le pays. Un burn out politique inédit !
Un dénouement inattendu
Finalement, Charles de Gaulle va rentrer, sans doute ragaillardi par son entrevue et les conseils prodigués par le général Massu. À son retour, il prononce une phrase restée célèbre à découvrir ci-dessous.
Charles de Gaulle : Petite phrase ("Je ne me retirerai pas")
1981 - 00:14 - vidéo
Le 30 mai 1968, le général de Gaulle reprend donc l'initiative par une allocution musclée où il affirme, « Je ne me retirerai pas », avant d'annoncer la dissolution de l'Assemblée nationale et l'organisation de législatives anticipées. déclaration qui sera suivie par une gigantesque manifestation de soutien sur les Champs-Élysées. Et, quelques semaines plus tard, des élections triomphales rétabliront son autorité.
Manifestations Concorde
1968 - 04:19 - vidéo
L'année suivante, fatigué, il quittera le pouvoir pour de bon, tournant ainsi une page de l'histoire de la Ve République.
Pour aller plus loin :
Les matinées de France Culture : Tout est possible : Chronique du 28 au 29 mai. Le refus des accords de Grenelle par la base - Le "flottement" du pouvoir - Charletty - Les solutions politiques - La manifestation CGT du 29 mai – la fuite à Baden-Baden (archives et entretiens) (audio, 8 août 1988, Premium)
La rage de lire : la journée du mercredi 29 mai 68, où le général de Gaulle quitte Paris pour Baden Baden. À l'occasion de la parution du livre d'Anne et Pierre Rouannet "Les 3 derniers chagrins du général De Gaulle", débat sur la fameuse journée du 29 mai 68. En présence d'Edouard Balladur, directeur de cabinet de Georges Pompidou, Michel Jobert, ministre et Jacques Chaban Delmas, ministre qui a fait un bon mot sur l'évènement et raconte l'anecdote. (26 mars 1980)