Le 19 avril 1968, dans l'émission "A vous de juger", François Truffaut évoque son nouveau film intitulé La mariée était en noir, avec Jeanne Moreau dans le rôle de la veuve fatale. Un film dont il refuse d'emblée d'évoquer la fin "pour préserver le mystère jusqu'à sa sortie". Dans ce film, "l'histoire, la chronologie est assez importante et je trouve qu'il est normal que seuls les gens qui regardent le film en entier connaissent la fin. Ça me parait logique".
Assis à son bureau face à la journaliste, le réalisateur énumère les différentes motivations qui l'ont poussées à tourner ce long métrage noir : trouver pour Jeanne Moreau un rôle qui ne ressemblait absolument pas à ce qu'elle avait fait avant, de faire connaître le roman éponyme d'un romancier qu'il aimait beaucoup, William Irish à la construction "rigoureuse" et "en même temps de faire oublier cette construction un peu mécanique par des personnages les plus vivants possibles".
"Le film est assez critique, il est plutôt féministe"
Il évoque ensuite son héroïne et ses personnages préférés joués notamment par Charles Denner, Michael Lonsdale et Michel Bouquet. "Je les aime pour leur fragilité. Effectivement, le film est assez critique. Il est plutôt féministe. Elle est un personnage assez prestigieux et eux sont des petits hommes, manipulés par elle… mais ça, c'était une idée présente dans les autres films : je crois que les femmes dirigent le monde. Je le crois. Je le crois, répète-t-il songeur. Il dresse ensuite le portrait de Jeanne Moreau dans le film, celui d'"une meurtrière idéaliste […] que j'ai essayé d'humaniser beaucoup […] je voulais qu'elle soit magique mais je lui ai demandé de jouer comme un homme. De ne pas faire d'effets. Dans mon esprit, elle est un ouvrier spécialisé et elle a un but à atteindre. Rien ne la fera sortir de ce but, absolument rien […] Elle doit aller où elle va. Elle suit sa route et c'est ça qui m'a beaucoup plu. Cette espèce de côté imperturbable".
Il poursuit "c'est un film où tout ce qui n'est pas dit et pas montré est aussi important que ce qui est dit et montré. J'aime aussi qu'en sortant d'une salle, tout le monde ait compris la même chose".
"Pour moi, c'est "la comtesse de Monte Christo", Jeanne Moreau dans ce film"! Il explicite pourquoi, à son avis, chacun réagira à ce personnage en fonction de sa propre vision de la vie.
"Ce film est un peu une référence au cinéma américain"
Son film est selon lui plus proche du cinéma américain, un cinéma de situations, "ce qui m'a amusé sur ce film, c'était d'avoir des situations extrêmes, des situations excessives, on peut le dire, hollywoodiennes, mais de les traiter quand même dans un esprit français, et de laisser les personnages vivre d'avantage que dans un film américain, de les laisser s'exprimer sur des points qui n'ont pas de rapports au fond avec l'intrigue.".
Il souligne que l'adaptation de ce roman a été faite dans "un sens hitchcockien" et explique pourquoi. "Seuls ses personnages sortent de ce critère car ils ne parlent jamais de l'histoire, de l'intrigue, ils parlent des rapports entre les hommes et les femmes. Pour moi, il y a deux films, un film policier, criminel disons, qui avance par les images, et puis il y a un film sur l'amour, sur les rapports entre les hommes et les femmes qui avance par le dialogue. Nous avons deux films en même temps". Il explique qu'il a essayé de faire un pont entre le cinéma américain de situation à la Hitchcock et le cinéma européen de personnages à la Renoir, en passant par l'extravagance et la stylisation de Cocteau, "j'ai beaucoup pensé à Cocteau en réalisant ce film. Je me suis rendu compte qu'il y avait une certaine ressemblance entre ce que Cocteau avait fait pour le cinéma et une certaine folie hollywoodienne aussi".
L'adaptation d'un roman au cinéma
Le cinéaste évoque ensuite le travail d'écriture du scénario avec Jean-Louis Richard. Il montre le roman et comment il l'a annoté pour son travail, "je raye tout ce qui ne me plait pas, je prends des notes en haut de page et puis, quand je tiens énormément à quelque chose, je mets plusieurs traits… voilà, des notes, des flèches. C'est comme ça pour tous les films tirés de livres. On arrive à une grande intimité avec le livre".
"Je prends la mort très au sérieux"
La journaliste lui demande pourquoi dans ce film, il n'y a aucune trace d'humour, contrairement aux précédents, il confirme, "je prends la mort très au sérieux. Moi, je vis avec les morts. Pour moi les morts ne s'effacent pas avec le souvenir […] il y a des hommes, comme Audiberti, que j'ai connu il y a très longtemps à qui je pense constamment depuis qu'il est mort. Donc la mort est là, est présente, et c'est pour moi une chose très grave. Alors le film, je l'ai fait comme un divertissement filmé mais en tournant, je me suis rendu compte que l'on parlait de choses graves, que j'avais filmé la mort de cinq hommes pratiquement. Je l'ai fait avec gravité et […] j'ai pensé qu'il fallait le faire comme ça".
Pour aller plus loin
Cinéma : François Truffaut et Jeanne Moreau à propos de La mariée était en noir. François Truffaut raconte l'intrigue de ce film et Jeanne Moreau explique qu'elle incarne dans ce film un personnage exceptionnel et mystérieux. (28 septembre 1967)
L'Invité du dimanche : Jeanne Moreau, le travail avec de François Truffaut. Avec Pierre Dumayet, l'actrice évoque le grand plaisir à travailler avec François Truffaut car il y a une ambiance, une atmosphère légère et joyeuse sur les tournages de ses films. Elle raconte que François Truffaut lui a souvent donné ses indications indirectement et évoque notamment les tournages des films Jules et Jim et La mariée était en noir. (26 octobre 1969)
Cinéastes de notre temps : les dialogues de La mariée était en noir. Le réalisateur évoque son travail sur les dialogues du film. (26 janvier 1970)