Roger Borniche fut l'un des grands flics de l'après-guerre dans les années 1950. Durant 13 ans, il a pourchassé les plus célèbres gangsters de son temps, comme Pierrot le fou, Jo Attia, Emile Buisson ou René la Canne. Ces enquêtes vont lui inspirer une trentaine de polars dont plusieurs auront la faveur du grand écran, tels René la Canne (de Francis Girod, avec Gérard Depardieu, en 1977) ou encore L’Indic (de Serge Leroy, avec Daniel Auteuil, en 1993). En 1973, Alain Delon séduit par le roman Flic Story décide de le produire. Le 21 mai 1973, Bernard Pivot reçoit les deux hommes dans son émission Ouvrez les guillemets.
Ils se connaissent bien et nourrissent une belle amitié. D'emblée sur le plateau l'ambiance est chaleureuse, Michel Lancelot, l'un des invités, félicite l'ancien flic pour la qualité de son écriture, "ce que l'on peut dire, en effet, c'est que vous n'êtes peut-être pas un policier comme les autres, je n'en sais rien, mais ce qui est certain, c'est que votre bouquin ne ressemble à aucun autre. Je crois qu'il faut le lire. C'est vraiment très bien !"
Bernard Pivot acquiesce, visiblement conquis lui aussi, "il a une dureté, une violence et une authenticité extraordinaire. Il précise, c'est un sentiment unanime de tous les gens de l'émission qui ont lu ce livre".
"Mon vieux, j'ai lu 200 pages, c'est captivant et il faut que tu continues !"
Roger Borniche manie donc à l'évidence la plume aussi bien que le flingue et Alain Delon l'a bien senti. D'ailleurs, l'écrivain le remercie expliquant que l'acteur a été à l'origine de ce livre, il raconte : "je dois surtout remercier mon ami Alain Delon parce qu'il a été vraiment à l'origine de ce livre. Lorsque j'avais écrit les 200 premières pages, il tournait d'un film à Pontarlier. Nous nous sommes téléphoné. Il m'a dit : tu prends le premier avion. Je suis à Pontarlier. J'y suis allé, il m'a dit : mon vieux, j'ai lu 200 pages, c'est captivant et il faut que tu continues, et j'ai continué !"
Bernard Pivot interroge alors Alain Delon, assis à côté de son ami sur le sofa du studio, "Alors, Alain Delon, producteur ! Vous avez acheté les droits des adaptations cinématographiques de Flic Story. Qu'est-ce qui vous séduit justement, à la fois dans le livre et dans le personnage? "
Pour Alain Delon, c'était une évidence, "Bah écoutez, c'est vrai que Roger était venu me voir. Il a continué à écrire. Je le félicite et je m'en félicite d'avoir eu cette idée. Pourquoi j'ai acheté les droits cinématographiques? Je crois que je n'ai plus rien à dire. Il suffit de laisser parler Borniche. Je l'ai écouté. L'exposé que vous en avez fait vous-même et Michel Lancelot. Si je n'avais pas lu le livre, j'aurais tendance, et je serais amené à vouloir faire un film de cette histoire que j'entends. Donc, je n'ai rien à ajouter. Sinon, que ce qui m'a attiré, c'est que j'ai trouvé dans le roman, dans le livre de Roger, tous les éléments qui prêtent à une adaptation cinématographique, la une reconstitution. D'abord parce qu'il y a la reconstitution d'une époque, ce qui est très joli et toujours intéressant pour le cinéma, l'Après-guerre, l'époque des gangs, des Tractions avant. Et puis, surtout, parce qu'il y a un thème général du film qui est la chasse à l'homme, du livre, qui est la chasse à l'homme. Parce qu'il y a des personnages, des personnages exceptionnels qui sont : un flic exceptionnel, il faut bien le dire, et un gangster aussi exceptionnel. Parce qu'à ce niveau-là, les deux peuvent prêter une certaine sympathie ou une certaine, voire une certaine admiration.
"Je ne vois pas la différence entre le chasseur et le gibier."
Bernard Pivot insiste, "mais on a l'impression lorsqu'on voit vos films tantôt vous êtes chasseur, tantôt vous et le gibier. En tout cas, vous semblez obsédé par la chasse à l'homme ?"
Pour Alain Delon, la réponse est plus complexe, "je ne vois pas la différence entre le chasseur et le gibier. Je crois que ce qui compte. Vous savez, les deux sont chasseurs, les deux sont traqués. Je crois que je ne suis pas un. Je ne parle pas en connaissance de cause. Je ne suis pas un chasseur, mais je pense que lorsqu'un chasseur va chasser la bête fauve, le lion ou le tigre, il est conscient de ses responsabilités et conscient des risques qu'il prend. Je crois qu'il peut estimer la valeur de son adversaire et qu'il y a obligatoirement un certain respect vis-à-vis de cet adversaire. Qu'on ne le tue pas. Si vous voulez, on ne tuera pas lâchement, on ne prendra pas par principe, par plaisir de tuer. Je crois qu'il y a certaines formes et c'est ce que j'ai retrouvé dans les échanges et dans les rapports entre Borniche-flic et entre 800 gangsters. C'est ça qui est passionnant. Je crois qu'il n'y a pas de différence entre qui traque. De toute façon, la bête traquée va être même amenée elle-même à tuer pour se défendre. Les deux sont traqués dans ce sens-là".
Michel Lancelot l'interroge, "Alain Delon jouera le flic ou le traqué ?", l'acteur s'interroge aussi, "ah, je ne sais pas. Moi, j'ai acheté les droits !" Bernard Pivot précise tout de même qu'Emile Buisson [le nom du gangster] "fait un mètre soixante, ça sera difficile de jouer Emile Buisson !"
Delon poursuit son propos à la troisième personne, comme si l'acteur et le producteur étaient deux personnes séparées, "moi, j'ai acheté les droits pour produire le film. Je ne sais pas si Delon producteur engagera Delon acteur pour faire Borniche. Je tiens à dire simplement déjà, cinématographiquement, si vous voulez le personnage, le vrai personnage du film, c'est Buisson. " Il se retourne vers l'écrivain amicalement comme pour faire amende honorable , "excuse-moi, mais tu le sais." Et poursuit, "d'abord parce que je vous cacherai pas que la sympathie du public a toujours été en général vers le voleur et pas vers le gendarme. Mais en l'occurrence, effectivement, il me semble difficile d'interpréter Buisson, qui est un personnage, un petit monsieur très brun, avec des yeux très noirs, d'un mètre 56 ou d'un mètre soixante. Morphologiquement, physiquement, je suis plus près de Borniche quand même!"
"Etes-vous pour ou contre la peine de mort?"
Pour conclure, l'animateur aborde une question plus sérieuse "Roger Borniche, êtes-vous pour ou contre la peine de mort?" L'ancien policier donne son intime conviction, "ah moi, je suis contre la peine de mort." Pivot lui demande, "Pourquoi?", Roger Borniche raconte un souvenir pour expliquer sa position, qui aurait pu paraître étrange pour un policier, à une époque où la peine de mort existait toujours en France [elle sera abolie en 1981 par Robert Badinter], "parce que j'ai assisté une fois dans ma vie, alors que j'étais jeune inspecteur, à une peine de mort, par curiosité. J'ai été écœuré à tout jamais par un pareil spectacle".
Bernard Pivot pose la même question à Alain Delon, moins affirmatif : "vous êtes pour ou contre la peine de mort?","je ne sais pas. Je me pose la question. Je suis, je crois que je suis pour dans certaines occasions et contre dans d'autres. Ça sera un autre débat à faire hein".
Les livres de Roger Borniche, écrits rapidement et efficacement, ont été traduits dans une vingtaine de langues. A l'annonce du décès de son ami, Alain Delon a déclaré à l'AFP, "Je suis très triste. C’était un copain, un pote."
Dans l'émission Dix de der, le 15 avril 1969
Florence Dartois
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