Le 30 avril 1970, l'émission Au cinéma ce soir d'Armand Panigel propose un entretien avec le réalisateur Marcel Carné. Le thème de la discussion, son film Le jour se lève, tourné fin 1938 et sorti en août 1939. Dans ce court laps de temps, entre 1938 et 1939, le réalisateur va enchaîner trois chefs-d'oeuvre : Quai des Brumes, Hôtel du Nord et Le jour se lève. Installé à son bureau, Marcel Carné raconte à son interlocuteur comment il est parvenu à réaliser cette gageure en tournant ce film "dans une époque sombre", juste avant le déclenchement de la guerre.
"...il n'y avait à peu près que moi qui croyait au film !"
"Nous avions conscience que nous survivions à Munich (...)" Il évoque ses difficultés à monter le projet et notamment ses démêlés avec son producteur à qui il a réussi, à son grand étonnement, à imposer la construction "en flash-back" de son long-métrage. Un découpage innovant à l'époque. C'était sans compter les réticences de l'équipe : "Gabin préférait de beaucoup le "Quai des brumes", Prévert n'était pas très chaud non plus (…) il n'y avait à peu près que moi qui croyait au film (…) je ne sais pas comment le producteur a accepté à l'époque parce qu'après, il pinaillait pour des détails (…)".
Il poursuit en décrivant la complexité matérielle et celle du contexte historique : "C'était un film assez difficile. Il y avait beaucoup de scènes dans un escalier. Il a fallu le construire, ainsi que la place, dans la cour du studio, car on n'arrivait pas à trouver une place avec un hôtel qui domine toutes les maisons alentour (…) Le film est sorti quelques semaines avant la déclaration de guerre, avant le 3 septembre 1939, et la carrière du film a été interrompue au bout de dix semaines par la déclaration de guerre. Tous les cinémas, comme vous le savez ont fermé."
"... dans ce film, j'ai eu un très grand souci de la vérité"
Armand Panigel affirme qu'à son avis ce film est la quintessence de "la philosophie Carné-Prévert". Carné s'en amuse, "C'est un bien grand mot !"
Le cinéaste revient sur chaque élément constitutif de l'atmosphère du film. D'abord le caractère du héros joué par Jean Gabin, "un brave type du peuple, un peu exalté et violent. Il y a un certain lien entre le déserteur de "Quai des brumes" et l'ouvrier du "Jour se lève".
Tourné après le Front populaire, le metteur en scène explique qu'ils ont voulu, avec Prévert, "montrer la solidarité ouvrière," ce qui explique selon lui "la chaleur humaine" qui se dégage du film.
Le cinéaste revient ensuite sur le grand soin porté à la retranscription à l'écran des conditions de travail et de vie des ouvriers : "C'était souvent un cliché : le titi, le type qu'on voit au bistrot, qui blague. Mais l'ouvrier prit sur le lieu de son travail, là l'ouvrier sableur, on avait assez peu montré ça". Il poursuit "dans ce film, j'ai eu un très grand souci de la vérité. Ça va même très loin. On a critiqué l'intervention de la garde mobile, aujourd'hui CRS. On m'a dit que la garde mobile n'interviendrait jamais dans ce type de cas. Le film se passe dans une petite ville comme Amiens, pas du tout la banlieue comme on l'a cru (…) j'ai envoyé un régisseur se renseigner auprès des autorités à Amiens pour leur demander ce qui se produirait en cas d'une manifestation sur une place comme dans "Le jour se lève", et une compagnie de gardes mobiles serait venue."
Gabin, Arletty, Berry, "j'avais un trio assez extraordinaire dans ce film"
Quant à ses interprètes, il s'exclame, "oh, j'avais un trio assez extraordinaire dans ce film : Gabin, Arletty, Jules Berry. Arletty, grande copine, grande complice qui a tourné six ou sept films avec moi. Evidemment épaulé par un trio pareil, le travail en est grandement facilité. Vous leur expliquez une scène, c'est merveilleux comme on est suivi tout de suite. Il évoque une anecdote liée à la scène de l'inhalateur tournée avec Arletty dans Hôtel du Nord. "Je voulais filer la scène, on a répété trois, quatre… six fois ! Ça ne collait pas. Finalement, je me suis un peu énervé, ça m'arrive, et j'ai mimé la scène, elle m'a dit : "Marcel, j'ai compris." Et elle a joué la scène merveilleusement et depuis, tout a été merveilleux avec elle".
Marcel Carné évoque ensuite Jules Berry, "un joueur qui avait besoin d'énormément d'argent. Il perdait beaucoup, il ne gagnait jamais comme beaucoup de joueurs" précise-t-il en plaisantant. "et il tournait un peu n'importe quoi. Il a noyé sa carrière dans des films, [il fait une moue dubitative et poursuit], catégorisés, comme on dit. Et il n'a guère tourné que quatre ou cinq films dignes d'intérêt, comme le merveilleux "Le crime de Monsieur Lange" de Renoir. Berry, il est certain que quand on pouvait avoir Berry entièrement à sa disposition - quand il ne tournait pas deux trois films en même temps - il ne savait jamais son texte. Il improvisait ! Enfin, c'était assez terrible ! Dans "Le jour se lève", il a été raisonnable et ça a été véritablement merveilleux. Au contraire, des "Visiteurs du soir" où il tournait trois films en même temps et là alors, c'était plus difficile. Mais c'était un homme, je peux presque parler de génie à propos de Berry".
"Nous vivions une époque qui va finir"
Le journaliste l'interroge ensuite sur l'intervention du destin et du tragique dans la construction de son film. "Ce n'est pas le destin mais plutôt un fatum tragique (…) de par le rapport des personnages, il ne peut pas finir bien".
Interrogé sur sa vision de l'amour qui ne peut être que malheureux, il précise que "là, il faut se reporter à l'époque. Nous sommes entre Munich et 1939, la déclaration de guerre. Nous vivons une époque qui va finir. Ça se sent tous les jours, toutes les minutes. N'oublions pas qu'il y avait la Guerre d'Espagne, l'intervention d'Hitler, Mussolini. N'oubliez pas qu'il y avait ces grandes bagarres. Tout ça est présent et sous-jacent dans "Le jour se lève", à travers une intrigue romanesque, mais c'est là. Tous les gens qui tournaient (...) nous portions cela en nous, cette espèce de désespérance et de conscience que nous vivions, presque que nous survivions. Nous survivions en réalité à Munich qui avait failli tourner autrement (…) faire quelque chose avec une espèce d'espoir de vivre, ça n'aurait pas sonné juste à ce moment-là".
"J'ai toujours fui un certain pittoresque et cherché une grande rigueur"
Le journaliste le compare alors à un tragédien classique, avec l'utilisation de l'unité de lieu, de temps et d'action dans ce film. Marcel Carné acquiesce, "oui mais c'était l'histoire qui voulait ça. Ça aide beaucoup au dépouillement, ça donne une grande rigueur. On me dit parfois que mes films n'ont pas vieilli. Si j'en cherche la raison, c'est parce que j'ai toujours fui un certain pittoresque et cherché une grande rigueur, un grand dépouillement, même dans mes films les plus élaborés et j'étais merveilleusement accompagné par Prévert."
L'alchimie Carné-Prévert
De son scénariste, Marcel Carné ne peut qu'admettre l'existence d'une véritable osmose entre eux, "C'est une espèce de rencontre miraculeuse. On se complétait, on s'entendait merveilleusement et les rares fois où l'on avait une discussion sur une scène, où Prévert me disait : "je ne suis pas d'accord" mais il concédait, "mais puisque tu vois la scène comme ça, c'est toi qui la photographie, il faut que je l'écrive comme tu la sens.", il poursuit, Et il n'y a pas beaucoup d'auteurs qui m'ont parlé comme ça. Ils renâclent d'ordinaire. Je trouve qu'on s'est merveilleusement complétés et entendus".
Pour aller plus loin
Antenne 2 midi : Marcel Carné fête ses 50 ans de carrière. (27 août 1985)
Marcel Carné et Michèle Morgan à propos du film "Quai des Brumes". Sur le tournage de "Quai des Brumes", aux studios de Joinville. (Audio, 28 février 1938)
Michèle Morgan à propos du baiser de Quai des brumes. (Montage de trois versions, 1956, 1987 et 1993)
Midi trente : Marcel Carné à propos de Jacques Prévert avec qui il a travaillé dix ans. (6 mai 1974)
Florence Dartois
Sur le même sujet