Le 6 novembre 1959, le Royaume-Uni est à l’honneur dans « Cinq colonnes à la Une », l’émission d’information produite par Igor Barrère, Pierre Lazareff et Pierre Desgraupes. Un mois plus tôt, le 8 octobre, le pays a reconduit les conservateurs au pouvoir. « Harold Macmillan retourne au 10, Downing Street et les conservateurs avec plus de 14 millions de voix l’emportent confortablement » expliquent les journalistes Jacques Sallebert et Jacques Olivier Chattard, qui ont réalisé en Angleterre un reportage sur les différentes composantes de l’électorat conservateur. L’archive que nous vous présentons en tête d’article représente une bonne moitié de leur sujet, c’est la partie consacrée aux conservateurs « classiques », les milieux les plus aisés, avec leurs valeurs un peu surannées de l’Angleterre impériale, ceux qui se prêtent aussi le mieux à la caricature. « Pour nous autres continentaux, commentent les reporters, l’Angleterre évoque une série de clichés, d’images d’Epinal. C’est le pays d’une dignité majestueuse qui nous semble parfois anachronique et qui a tendance à nous faire sourire. C’est le pays du thé à cinq heures, c’est le pays du brouillard, et c’est le pays des Lords et des aristocrates. Et c’est chez l’un d’entre eux que nous avons commencé notre enquête, Sir Alfred Bossom. »
Dans son salon richement décoré, le Lord, qui a exercé ses talents d’architecte aux Etats-Unis avant de revenir s’établir dans son Angleterre natale et embrasser la carrière politique – il a été député conservateur pendant 35 ans, avant que son fils ne reprenne le flambeau – définit ainsi pour la caméra de « Cinq colonnes à la Une » le profil type de l’électeur de son parti : « Un conservateur est avant tout quelqu’un qui conserve les bonnes choses et qui cherche à donner le maximum de liberté et d’indépendance aux autres... »
Vie typique
Le reportage donne alors à voir la vie typique d’un conservateur – aisé – britannique, du berceau à la tombe. « Il y a ceux en Angleterre qui naissent conservateurs. Leur enfance, ils la passent dans les allées d’Hyde Park [parc des beaux quartiers londoniens NDLR], dans des landaus confortables. Quelques années plus tard, ils apprennent à monter à cheval, car tout gentleman anglais doit savoir monter à cheval, ne serait-ce que pour chasser à courre. »
Puis arrive – pour les garçons, car cette société élitiste conservatrice est éminemment patriarcale – le moment de la formation : « A onze ans, il commence à se déguiser, poursuit le reportage, c’est son premier uniforme, la jaquette. Il est à Eton [le plus prestigieux établissement de niveau secondaire à destination de l’aristocratie NDLR], à Eton où en réalité on ne l’instruit pas, on l’éduque, on lui apprend les bonnes manières, et on lui apprend qu’un gentleman doit pratiquer sans crainte les sports dangereux, tels que par exemple le "Wall game", que personne n’a jamais compris s’il n’a pas été à Eton. Ce jeu est aussi hermétique pour les continentaux que peut l’être le criquet. »
Après l’école, le jeune conservateur poursuit sa formation à l’armée, qui revêt dans ce pays à la longue tradition impériale, un prestige indéniable. Le jeune privilégié est alors le plus souvent fier d'endosser « l’uniforme militaire : A Sandhurst [siège de l’Académie royale militaire NDLR], on devient officier, dans les gardes de préférence. » Mais après la caserne, tout jeune homme de bonne famille se doit de fonder une famille, « on s’efforce [alors] de s’adapter au rythme de la vie moderne, ce qui n’est pas toujours facile, lorsqu’on a surtout l’habitude de danser la valse anglaise. On se marie, avec une jeune fille de la société, bien sûr. »
Rite de passage
Arrive ensuite le moment où l’on « devient un homme ». Symbole de ce moment de la vie, véritable rite de passage, le rendez-vous chez le chapelier pour acheter son premier chapeau melon. « C’est tout un protocole, on n’achète pas n’importe quel chapeau, on se le fait faire sur mesure grâce à ce curieux appareil qui est de fabrication française. Vêtu de ce couvre-chef qui vous confère la dignité, et qui est presque un uniforme, on peut faire maintenant ses débuts de gentleman dans la vie civile. »
Et où habite le parfait électeur conservateur ? Dans les beaux quartiers londoniens, comme « Belgravia, Knightsbridge et Chelsea ». La City, bien sûr, est pour les conservateurs l’endroit idéal pour travailler. « La cité, poursuit le reportage, c’est le quartier des chapeaux melon, et le coffre-fort de la Grande-Bretagne à la fois. Ils le portent en avant, ou un peu plus en arrière, mais toujours avec dignité. La cité de Londres, c’est le quartier des banques, des assurances, c’est le quartier des grosses affaires. Et si l’on porte le chapeau haut de forme, ce n’est pas parce que l’on va à un mariage ou à un enterrement, c’est simplement parce qu’il est l’insigne d’une charge qui peut être aussi bien celle de portier que celle d’employé de la banque d’Angleterre, ou d’agent de change. C’est en quelque sorte un autre uniforme. Au Stock Exchange, on surveille les affaires mondiales, on défend la Livre Sterling. » Après le travail, on se « retrouve au pub, car la bourse donne soif ». « On se retrouve entre amis, pour discuter. De quoi discute un gentleman ? Très rarement de politique. On parle de cricket, on parle de rugby, on parle du dernier weekend. Et si on a le temps, on va à son club. »
« On regarde couler la Tamise »
Le club ! Voilà sans doute l’un des éléments les plus distinctifs de l’élite britannique. Bien moins pratiquée sur le continent, cette coutume du club – réservée aux hommes – caractérise certaines rues de la capitale, où se concentrent les plus fameux d’entre eux. « On y vient à toute heure du jour, soit pour discuter affaires, soit pour déjeuner, soit pour lire le Times, soit simplement pour se reposer et oublier le temps. Depuis des siècles, les femmes se demandent ce qui peut bien se passer à l’intérieur de ces clubs, car l’entrée leur est strictement interdite. Ici à l’intérieur des clubs, les Anglais sont entre hommes. » « 5 Colonnes à la Une » a poussé les portes de l’un d’entre eux, situé dans le quartier de Putney, sur la Tamise, le « Think and Thank ». « Que se passe-t-il ? Se demandent les reporters. « En réalité, rien du tout. On joue aux cartes, on regarde couler la Tamise, et on pense peut-être que plus tard, les veuves se retrouveront à Brighton. »
Car c’est à Brighton (sur le littoral du sud de l’Angleterre), conclut cette rétrospective des élites conservatrices, « que les femmes de la société anglaise terminent leur vie. On vient profiter des rayons de soleil. On se promène sur la Croisette de Brighton […] sous la protection de la [statue de la] Reine Victoria, et on s’intéresse aux petits potins de la vie londonienne... »
Petite histoire du parti conservateur
Le parti conservateur britannique est fondé au XIXe siècle. Il est l’héritier du courant politique des Tories qui s’est structuré aux XVIIe et XVIIIe siècles dans la défense des intérêts de la monarchie, contre les Whigs, qui eux, militaient pour un accroissement du pouvoir du Parlement. Durant une grande partie du XIXe siècle, le parti conservateur, opposé au parti libéral, héritier des Whigs, va défendre une ligne économique protectionniste et socialement conservatrice, avant de devenir au XXe siècle clairement libre-échangiste, alors que le parti libéral voyait son importance fondre comme neige au soleil devant la montée du parti travailliste après la Première Guerre mondiale.
Dès lors, parti conservateur et parti travailliste vont alterner au pouvoir jusqu’à nos jours, le premier comptant parmi ses plus éminents Premiers ministres des personnalités comme Winston Churchill ou Margaret Thatcher. Alors que le parti travailliste supplantait le parti libéral dans son face à face avec le parti conservateur, ce dernier attirait à lui les milieux d’affaires et classes bourgeoises favorables au libre-échange, rompant ainsi l’image d’un parti avant tout dévoué aux intérêts de la classe possédante, des propriétaires fonciers notamment.
C’est, entre autres, cette même ouverture sur le libre échange qui va faire du parti conservateur le parti pro européen dans le Royaume-Uni des années 1960 et 1970, contre un parti travailliste alors largement opposé à cette idée. Edward Heath, Premier ministre conservateur entre 1970 et 1974, va faire entrer son pays dans la Communauté européenne, en 1973. Le retournement du parti conservateur vis-à-vis de l’engagement européen va avoir lieu sous le gouvernement de Margaret Thatcher (1979-1990), une Première ministre pour l’Europe des Nations mais opposée au tournant fédéraliste qu’elle voyait se dessiner alors à Bruxelles sous la présidence de Jacques Delors.
Depuis, et notamment avec l’arrivée au pouvoir de Tony Blair (1997-2007), le parti travailliste s’est repositionné comme le parti plus favorable à l’intégration européenne, tout en épousant une ligne libérale qui a brouillé la distinction entre les deux partis historiques du Parlement de Westminster.
Ce qui explique, selon de nombreux spécialistes, pourquoi une partie des conservateurs a choisi, en 2016, d’épouser la thèse du Brexit, promettant aux classes défavorisées, notamment celles du Nord de l’Angleterre, un bastion traditionnel des travaillistes, une reprise en main de l’économie par une sortie de l’Europe. Un pari gagnant d’un point de vue électoral lorsqu’en 2019 Boris Johnson obtient sous son nom la plus large victoire du parti conservateur depuis 1987, laminant les travaillistes, notamment dans leurs fiefs du Nord. C’est actuellement cette Chambre du Parlement, avec une majorité absolue conservatrice, qui siège à Westminster, normalement pour cinq ans, jusqu’à la fin de l’année 2024.
Pour aller plus loin
Reportage de Cinq Colonnes à la Une sur les élections anglaises de 1964. Le magazine suit la campagne électorale de Peter Kirk, député conservateur, pour sa réélection.
La Grande-Bretagne et le Marché commun. Un sujet du journal télévisé du 20 octobre 1971.
Angleterre : la mésentente cordiale. Un reportage du magazine « L'événement » diffusé le 3 avril 1980 et consacré aux tensions, alimentées par une partie de la presse anglaise traditionnelle francophobe, entre France et Royaume-Uni, dans le cadre du marché commun. Nombreuses interviews et micro-trottoirs.