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Georges Pompidou : analyse du paradoxe de sa politique environnementale

Georges Pompidou : analyse du paradoxe de sa politique environnementale

Le 2 avril 1974 disparaissait Georges Pompidou. Élu Président de la République en 1969, il mit son goût pour la modernité au service d’une politique de développement de la France. S’il accompagna l’essor industriel, technologique ou urbanistique du pays, il fut également, on le sait moins, pionnier en matière de politique environnementale. Nos archives en témoignent. L'occasion d'éclairer ce pan méconnu de son engagement politique avec l'historien Olivier Sibre, directeur des études et de la recherche à l'Institut Georges Pompidou.

Par Florence Dartois - Publié le 28.03.2024
 

L'ANNIVERSAIRE.

Il y a 50 ans, le 2 avril 1974, disparaissait Georges Pompidou. Élu Président de la République en juin 1969, après le départ de Charles de Gaulle, son mandat fut écourté par son décès soudain. Cela ne l'empêcha pas de mener à terme une quantité de réformes de modernisation de la France, nécessaires à la préservation de l'autonomie du pays et du développement de sa puissance dans un monde en pleine mutation économique.

Arrivé à la plus haute fonction en 1969, l'ancien Premier ministre du général de Gaulle déploya son énergie, sa curiosité et son goût de la modernité à accroître la grandeur de la France. Son mandat se place à une époque charnière, marquée par des transformations économiques et sociétales majeures. Il se situe à la fin des « Trente Glorieuses », juste avant la grande crise du pétrole de 1973. C'est dans ce contexte qu'il a encouragé l'industrialisation, renforcé et élargi les liens européens, et lancé de nombreuses réformes sociales. Si sa présidence marque un temps fort de l'industrialisation du pays, Georges Pompidou n'était pas qu'un amoureux de la « bagnole », comme on le lui a souvent reproché, c'était aussi un homme de la terre, un amoureux du patrimoine campagnard.

Dès le début des années 70, il fut particulièrement conscient des enjeux qui se jouaient en matière de préservation de l'environnement et des ressources pour les générations futures. Si son mandat fut largement marqué par la modernisation des structures du pays, son développement économique et industriel, il insuffla une véritable politique environnementale et demeura soucieux de préserver les grands équilibres écologiques.

Nos archives retracent les prises de positions en apparence paradoxales de cet homme d’État tiraillé entre la nécessité de développer son pays tout en initiant une politique écologique structurée. Ainsi de nombreuses archives témoignent d'un Pompidou fervent défenseur de la voiture comme lors de sa visite du salon de l'auto en 1966, où, encore Premier ministre, il déclarait : « L’automobile n’est pas seulement un signe de promotion sociale, elle est véritablement le signe de la libération de l’individu ». En 1967, encore, à l'occasion de l'inauguration d'une voie rapide, le long des berges de la Seine, pile assurait fièrement : « On a trouvé le moyen de faire traverser tout Paris par une voie moderne sans en altérer le site ». Cette autre archive, en octobre 1970, lorsqu'en compagnie de Robert Poujade, son ministre de l’Environnement, il inaugurait l’autoroute A6 : « L'autoroute doit être continue, elle apporte la vie, elle doit donc être ininterrompue (...) l'autoroute doit desservir toute la France. »

Mais il existe aussi d'autres archives que nous allons découvrir ensemble dans lesquelles l'homme d’État apparait, au contraire, comme un défenseur éclairé, voire visionnaire de l’environnement ! Pour décrypter l'ambivalence apparente de Georges Pompidou et contextualiser l'époque particulière dans laquelle s'inscrivit son mandat, nous avons demandé à un historien de nous éclairer. Olivier Sibre connait bien son sujet. Agrégé et docteur en Histoire contemporaine, il est directeur des études et de la recherche à l'Institut Georges Pompidou. Il est co-auteur, avec Christine Manigand, du livre Georges Pompidou, Robert Poujade et les défis de l'environnement : le «ministère de l'impossible», qui retrace cette époque où en pleine effervescence économique, il fallait tout construire en matière d’environnement.

Chicago : un discours paradoxal ?

L'archive fil rouge que nous allons analyser en compagnie de l'historien Olivier Sibre date du 28 février 1970. En ce mois de février, Georges Pompidou effectue un voyage officiel de 10 jours aux États-Unis (24 février-2 mars 1970) en compagnie de son épouse Claude. Ce voyage est destiné à reconstruire la relation cordiale entre la France et les États-Unis, écornée par le général de Gaulle. Un voyage en demi-teinte destiné à « défendre la cause de la paix », alternant entre l'accueil chaleureux du président Nixon et des incidents ponctuels.

Lors de ce voyage, le président Pompidou a prononcé plusieurs discours. Notamment celui de l'Alliance française à Chicago. Dans cette allocution consacrée à la crise des civilisations, Georges Pompidou apparaît comme un précurseur, on pourrait même dire un lanceur d'alerte, en matière d'environnement. Il aborde plusieurs thématiques d'une grande actualité.

Dans l'extrait disponible en tête de cet article, il évoque, par exemple, le danger du dépassement de l'homme par la science, le syndrome de « l'apprenti sorcier » et dénonce les conséquences futures de l'urbanisation galopante. Il tranche nettement avec ses déclarations évoquées plus haut. Dans un passage que nous n'avons pas en archive, mais que l'on peut lire sur le site de l'Institut Pompidou, il dénonce clairement les nuisances de l'automobile : « Il est paradoxal de constater que le développement de l'automobile, par exemple, dont chacun attend la liberté de ses mouvements, soit traduit en fin de compte par la paralysie de la circulation. Le temps n'est pas loin où la marche à pied apparaîtra comme le mode de transport le plus sûr et le plus rapide dans nos grandes cités s'il y reste encore des trottoirs... »

INA. - Comment peut-on expliquer la différence entre le discours de Chicago et la politique « pro voiture » que Georges Pompidou mena à Matignon puis à l’Élysée ?

Olivier Sibre. - En effet, dans ce discours, il apparait que Georges Pompidou est sensible à cette notion de l'émergence de l'espace urbain qui conduirait à la destruction de la vie des hommes et qui les aliènerait. Il est aussi convaincu que l'air et l'eau doivent être plus purs, qu'il faut qu'il y ait moins de bruit, des espaces verts dans les villes. Cette prise de conscience des nuisances et de leur effet nocif cumulatif, on la voit très bien dans le discours de Chicago. Il dit très clairement que la civilisation matérielle qui date de l'Antiquité, cette construction de l'humanité construite sur la prédation, en tout cas, la croissance, l'exploitation des biens, ça peut se tourner contre elle. Il a perçu que c'était une menace pour la survie de l'espèce humaine !

« La ville, symbole et centre de toute civilisation humaine, est-elle en train de se détruire elle-même ? Il est frappant de constater qu'au moment où s'accumule et se diffuse de plus en plus les biens dits de consommation, ce sont les biens élémentaires les plus nécessaires à la vie, comme l'air et comme l'eau, qui commencent à faire défaut. La nature nous apparaît de moins en moins comme la puissance redoutable que l'homme du début de ce siècle s'acharnait encore à maîtriser, mais comme un cadre précieux et fragile qu'il importe de protéger pour que la terre demeure habitable à l'homme ». (Extrait du discours)

Un pragmatique enraciné

Georges Pompidou, c'est un homme enraciné, mais c'est quelqu'un qui s'adapte. Sa relation à l'environnement, c’est d'abord un rapport à ses racines : le Cantal. Pompidou, c'est un Cantalien. Des grands-parents paysans-métayers, des « gens de peu » comme on disait alors. Ses parents sont instituteurs, issus de la « méritocratie républicaine », d'une gauche plutôt socialiste. Le rapport qu'il a, a priori, avec la nature, ce sont les campagnes actives. Ce ne sont pas des compagnes vides, pas des campagnes usées. Ce n'est pas du tout ça. Il est dans ce rapport paysan, je dirais d'une terre cultivée.

Il a fait plusieurs déclarations là-dessus. Il y a tout un développement sur la politique agricole, mais aussi sur la nature dans son discours d'Aurillac du 14 octobre 1967 dans laquelle il décrit sa vision de la nature, mais surtout l'agriculture comme essentielle à la prospérité nationale. Donc Pompidou a plusieurs niveaux d'entrée en matière d'environnement. Il a les campagnes, elles existent, mais elles sont là aussi pour produire.

Mais Georges Pompidou est aussi et surtout un pragmatique. C’est un conservateur moderne. Son paradoxe, c'est qu'il a l'air lent, posé et statique, alors qu'en fait, il est très réactif. Contrairement à ce qu'on peut penser, ce n'est pas quelqu'un qui fait ce qu'on appellerait aujourd'hui du « en même temps ». Ce n’est pas de la superposition. Son pragmatisme ne veut pas dire qu'il change tout le temps de position. C'est quelqu'un qui construit une action politique en fonction de ce qui, pour lui, est de l'intérêt du pays. En l’occurrence : la puissance française.

Il est issu de la fin du XIXe, il est né en 1911, dans la IIIe République, mais il se retrouve aux affaires dans un monde en complète transformation dans la France des années 60-70 qui sort de la reconstruction d'après-guerre, de la planification sous de Gaulle et de l'industrialisation. Dans ces années-là, toute la société et le monde des décennies suivantes se mettent en place. Sur le plan économique, ce sont les débuts de la dérégulation monétaire, la construction européenne, les questions d'environnement, les questions industrielles. C'est le temps des grands projets technologiques, là où la France va s'imposer et devenir la locomotive en Europe. Tout ce qui est lancé dans les années gaullo-pompidolienne : le TGV, le CFM56, ce moteur franco-britannique, franco-américain des avions, Ariane et Ariane-Espace, Airbus, etc. La politique que va mener Georges Pompidou s'inscrit en premier lieu dans la politique de développement de la France. Premier ministre, il s'investit particulièrement dans les affaires intérieures, sur la question de la construction d'une puissance économique et industrielle. À son accession à l’Élysée, le cœur de son action, à l'image du général de Gaulle, sera de maintenir le rang de la France au niveau international. Il faut qu'elle soit puissante à l'extérieur et à l'intérieur. Et la puissance, à ce moment-là, c'est clair, c'est au niveau économique et industriel. On est en pleine période de ce que son conseiller Bernard Esambert qualifiait en 1971 de « guerre économique ».

À l'époque, Georges Pompidou estime que si la France, puissance moyenne, veut maintenir une voix à l'international, alors, il faut qu'elle ait une performance économique. Ce qui implique la maîtrise de l'innovation, le développement des chaînes de production nationales, l’accroissement des productions industrielles. Il faut aussi assurer la capacité d'exportation, la capacité d'invention, donc d'innovation. Ce sera l'époque des gros investissements dans l'innovation, dans tous les secteurs.

INA. - Où en est la prise de conscience environnementale au niveau mondial lorsque Georges Pompidou est aux affaires ?

Olivier Sibre. - Dans le courant des années 50-60, alors que la France s'industrialise, commence à se faire jour les préoccupations scientifiques sur les déchets ou les rejets des industries dans l'eau et dans l'air. C'est l'époque des premières réglementations sur l'eau. Dans les années 60-70, arrivent aussi les premières expertises globales sur les conséquences environnementales de l'industrialisation aux États-Unis et ailleurs : le club de Rome, le rapport Meadows. Bien-sûr, on ne parle pas encore de réchauffement climatique, mais des conséquences probables du dioxyde de carbone sur l'environnement. Il ne faut pas oublier qu'en 1972, au mois de juin, il y a la première conférence de l'ONU sur l'environnement à Stockholm (Ndlr : du 5 au 12 juin, elle a réuni 112 pays et 250 ONG).

Un discours avant-gardiste

INA. - Son propos dans ce discours de Chicago est étonnamment moderne. Peut-on le comparer à celui prononcé par Jacques Chirac en 2002, à Johannesburg, lors du Sommet mondial du développement durable organisé par les Nations unies, lorsqu'il déclarait : « Notre maison brûle, mais nous regardons ailleurs » ?

Olivier Sibre. - Il est important d'expliquer que ce qui différencie la politique environnementale de Pompidou de celles menées d'aujourd'hui, c'est que lui n'a pas du tout l'idée de décroissance en tête. Au moment du discours de Chicago, en 1970, on est toujours dans cette logique d'une société de consommation sans limites. Il dit au contraire que de toute façon, on ne pourra pas arrêter le progrès. Alors bien sûr, c'est une époque où les autoroutes, la bagnole et le cartel de l'automobile sont puissants. Il faut comprendre où se place le rapport à l'automobile dans ces années-là. La voiture, à l'époque, c'est - et c'est encore le cas aujourd'hui, il n'y a qu'à regarder les publicités - la liberté individuelle, la vitesse. Il y a une espèce d'exaltation, un sentiment d'autonomie. Ce qui est intéressant, et notamment dans ce discours de Chicago, c'est qu'il parle de cette autonomie, mais il a déjà conscience des limites de ce modèle de développement.

Mais c'est vrai qu'il montre que Georges Pompidou a compris l'importance de la question environnementale très tôt, avant même les hommes politiques écologistes, comme René Dumont (Ndlr : Candidat écologiste à la présidentielle en 1974). La fin du discours de Chicago prouve qu'il a compris une chose, c'est que notre civilisation, notre milieu et la nature, peuvent être détruits par le progrès. Il a une vraie conscience globale du problème, tel qu'on la pose aujourd'hui.

Un autre aspect intéressant de ce discours, c'est qu'il y a une dimension historique, presque philosophique et industrielle. Par exemple, au début du discours, lorsqu'il explique pourquoi il aborde ce thème précisément à Chicago. (Ndlr : nous n'avons pas retrouvé ce passage en archive, mais vous pouvez consulter le texte sur le site de la Fondation Pompidou). S'il parle environnement dans cette ville, et pas en Californie ou à New York, c'est parce qu'à Chicago, on est dans la « Rust Belt », c'est-à-dire la ceinture de fer. Là où il y a la production sidérurgique américaine des grands lacs. Il leur dit : « Vous êtes bien placé pour comprendre ce que ça veut dire l'industrialisation ». Il se situe d'autant plus du point de vue américain qu'il sait que l'administration Nixon (Ndlr : Robert Nixon, président des USA de 1969 à 1974) vient de lancer des projets écologiques en embauchant, je crois, 10 000 fonctionnaires, sur les questions d'environnement. Il ne faut pas oublier qu'aux États-Unis, où il y a déjà une culture « écologique » du parc national qui date de la fin du XIXe siècle, il y a aussi une prise de conscience des rejets, notamment par la jeunesse dont il fait référence au début de son discours et dans votre extrait.

« En quoi consiste ce mal de la jeunesse actuel ? Si nous en croyons un certain nombre de théoriciens, elle se révolte contre le sort qui est fait à l'homme dans notre monde moderne. L'individu pris dans le mécanisme impitoyable d'une société tournée uniquement vers la production et la consommation de biens matériels, se voit dépouiller de sa personnalité, prisonnier de contraintes d'autant plus graves qu'il ne les ressent pas toujours consciemment. Mis dans l'incapacité de satisfaire ses instincts naturels et ses besoins fondamentaux. Notre monde serait ainsi celui de l'aliénation dont on ne pourrait sortir qu'en se libérant de tout cadre social, familial, religieux, étatique, c'est-à-dire en détruisant tout ». (Extrait du discours de Chicago)

« Devant l'injustice de la condition humaine, notre devoir est particulièrement clair, il s'agit de réduire les inégalités à l'intérieur de nos nations respectives, de faire disparaître la pauvreté, de donner à chacun selon les besoins de l'homme ». (Extrait du discours de Chicago)

Vers une politique environnementale globale

À la fin du discours de Chicago, Georges Pompidou évoque de manière très poétique sa prise de conscience personnelle de l'importance de la question environnementale. Il utilise une image marquante, celle du « clair de Terre » filmé lors de la mission lunaire américaine en juillet 1969. Le lever de Terre filmé depuis l'espace et vu par des milliards de personnes à la télévision. Il lui aurait fait prendre conscience de la fragilité de la planète. Nous n'avons pas cette archive, mais le président Pompidou a réutilisé cette même image lors du discours qu'il prononça devant le congrès américain au cours ce même voyage officiel. Une archive à regarder ci-dessous.

« Nous savons bien que les hommes ne sont pas parfaits et les États encore bien moins. Mais notre ambition doit être de dominer les obscures tentations de l'égoïsme individuel ou national. Jamais les hommes n'ont paru aussi divisé et jamais, ils n'ont été si proches. Nous en avons eu la preuve récemment lorsque Armstrong a posé le pied sur la Lune. Cet exploit sans précédent a été ressenti comme une victoire de l'humanité tout entière. Ce jour-là, tous les hommes se sont sentis frères des astronautes américains et fiers de leur succès. Que cette démonstration de la solidarité humaine inspire notre action ». (Extrait du discours devant le congrès américain, février 1970)

INA. - Quelle est la signification de cette métaphore selon vous ?

Olivier Sibre. - Effectivement, c'est une très belle métaphore qui signifie pour lui que si on reste seul, on n'est rien. À travers elle, il appelle à une conscience collective, une action commune d'intérêt général. C'est aussi pour cette raison qu'il pense que la France ne doit pas rester à la traîne sur cette question. Si la France veut être entendue, il faut qu'elle soit forte, qu'elle ait les moyens de faire pression. C'est très réaliste. Mais ce que j'admire beaucoup chez Georges Pompidou, c'est cet emboîtement des principes avec la réalité. C'est quelqu'un qui continue à avoir des convictions et qui continue à avoir un sens de l'intérêt général et d’État vraiment chevillé au corps. Donc ça lui donne un profil très atypique, celui d'un littéraire, devenu banquier chez Rothschild, d'un technocrate qui se passionne de science, l'innovation, l'industrie.

Le discours de Chicago projette la nécessité de réglementer à l'échelle mondiale, de passer des accords internationaux. Ce discours, il le situe à l'échelle globale, car il pense que l'environnement va devenir un enjeu mondial. Vous voyez déjà tous les éléments actuels qui encadrent les questions environnementales : les questions juridiques, les réglementations, les tribunaux qui arbitrent. Il n'est pas seulement sur du court terme. Il théorise déjà une nécessaire éthique collective et individuelle, et bien sûr à l'échelle de la France.

Le premier ministère de l'Environnement

INA. - Pour établir les cadres de sa politique environnementale, il a créé quelques mois plus tard, le premier ministère de l'Environnement de la Ve République. Quel était son rôle ?

Olivier Sibre. - En plus de la dimension internationale, il dit une chose dans ce discours, qu'il faut prendre des mesures publiques. Il parle à un moment donné des pouvoirs publics. Il a conscience qu'il va falloir prendre des mesures législatives. Dans une des notes que j'ai retrouvées dans ses archives, il demande à Bernard Isambert (Ndlr : le créateur de la notion de « guerre économique) : « Pouvez-vous me proposer des éléments de fiscalité sur les industries françaises qui seraient taxées en fonction de leurs rejets ou de leurs puissances ? Sans porter atteinte aux secteurs stratégiques, qui porte l'économie française. » Georges Pompidou pense, je l'ai lu dans ses notes, que si on ne s'occupe pas de fiscalité environnementale, si on ne se saisit pas de ce problème en Europe, les Américains vont s'en saisir avant nous. Puis vont l'utiliser pour créer des systèmes de tarifs et de normes internationales à leur avantage.

C'est d'ailleurs une époque, on le voit bien dans vos archives, où des recherches commencent à sortir sur ces thématiques des conséquences de la pollution sur la santé et l'environnement. En ce sens, les années Pompidou, c'est une époque qui est beaucoup plus proche de nous en termes de vigilance. Dans cette optique, en France, à l'automne 1970, le gouvernement lance ce qu'on appelle les « 100 mesures pour l'environnement », un ensemble d’actions et de projets en faveur de l’environnement. Et début janvier 1971, il crée un ministère de l'Environnement, le premier en France et en Europe. Il le confie à Robert Poujade (Ndlr : le 7 janvier 1971, Robert Poujade est nommé ministre délégué auprès du Premier ministre chargé de la protection de la nature et de l’environnement).

Entretien avec Robert Poujade qui devient le premier titulaire du ministère de l'Environnement. « Cette création correspond à un besoin, une tâche nouvelle et nécessaire » Il décrit la mission qu'il lui a été demandé d'assumer, tout en précisant que son problème sera de trouver des moyens « et ce ne sera pas facile ».

Olivier Sibre. - En substance, Poujade dit que le président lui a demandé d'être un peu « le poil à gratter des différentes administrations ». Car le problème, c'est que l'environnement, c'est transversal. Ça concerne la mise en connexion de beaucoup d'éléments : l'industrie, l'économie, la culture, l'agriculture. Et d'ailleurs, au début, la question est de savoir si le ministère de l'Environnement peut rester attaché à la DATAR (Ndlr : la Délégation à l'aménagement du territoire et à l'action régionale, créée en 1963) ou rattaché à la politique d'aménagement du territoire ? Est-ce que l'environnement, ce n'est que l'aménagement du territoire ? Parce que la croissance, ça doit être aussi une rationalisation de l'espace français et une parité, si j'ose dire, de l'utilisation. C'est l'époque où on parle de Paris et du désert français. Georges Pompidou est l'un des vrais grands artisans de cette politique dont on peut critiquer les échecs, mais qui a contribué à aménager le territoire.

INA. - Effectivement, nos archives regorgent de déclarations du président Pompidou au sujet de l'urbanisation. Les « villes nouvelles » fleurissent en Île-de-France. C'est la grande période de l'urbanisation galopante, qu'il déplore tout en la jugeant indispensable.

Olivier Sibre. - Chez Georges Pompidou, l'environnement fait complètement partie des actions possibles en matière d'aménagement du territoire. Mais comme le souligne Robert Poujade, le budget n'est pas énorme au départ. Et donc, c'est à lui d'aller chercher l'argent, de convaincre les uns et les autres. Il a aussi raconté plus tard, qu'en même temps, c'était la beauté du projet, car on partait de zéro avec des équipes qui venaient de différents corps et organismes, il y avait tout à faire.

« Certes, il s'agit de maintenir notre patrimoine artistique, de faire que les monuments ne s’écroulent pas, les entretenir. Mais il faut aussi faire que tout ce que l'on construit, tout ce que l'on fait soit aussi bien que possible et défigure le moins possible et si possible même, créer une nouvelle beauté. Ça n'est pas facile. Ce n'est pas facile parce que nous construisons par exemple 500 000 logements par an. Nous sommes obligés de les construire. Et, bien évidemment, vous voyez tout de suite les problèmes que cela pose »... (Georges Pompidou au Salon de l'Environnement en juin 1972)

Olivier Sibre. - Georges Pompidou souhaite aussi développer une morale de l'environnement basée sur une conscience individuelle et une responsabilité de chacun. La sensibilisation de la jeunesse aux questions environnementales est donc un autre aspect de sa politique. En juin 1971, il organise la première campagne de sensibilisation dans les écoles. Ça nous paraît assez basique, mais à l'époque, c'est quand même très nouveau cette notion de préventif dans l'éducation. Il a en effet une vision globale de l'écologie politique, si j'ose dire, qui passe aussi par l'éducation.

Georges Pompidou décrit sa conception de « l'éducation à la beauté » à Léon Zitrone en juin 1972, au Salon de l'Environnement. Il est question de « sens de la dignité », de « sens de la discipline ».« S'ils ont d'abord le sens de la discipline, c'est-à-dire s'ils comprennent qu'il ne faut pas laisser les papiers sales sur les pelouses, qu'il faut essayer de faire disparaître les récipients en plastique, qu'il faut faire attention au voisin, il va lui marcher sur les pieds. À partir de ce moment-là, ils prendront tout naturellement les vertus que vous demandez, c'est-à-dire le goût de la nature, le respect des choses et des êtres... »

Un paradoxe « structuré »

INA. - Comment expliquer que la politique environnementale de Georges Pompidou ait été pratiquement occultée par sa politique économique et industrielle dans l'esprit des Français ?

Olivier Sibre. - Ce qui est intéressant, quand vous voyez la chronologie, c'est que l'écologie politique n'a pas uniquement débuté avec ces groupuscules du début des années 70, ou avec René Dumont en 74. Si vous vous placez du point de vue de l'action publique de l'État, vous vous apercevez qu'il y a eu aussi des efforts, notamment sous Georges Pompidou. Bien-sûr, avec une vision plus pragmatique, mais quand même, avec le souci de commencer à faire quelque chose, là où il n'y avait rien. Il fallait établir des règles, écrire des lois et Georges Pompidou les a impulsées. On le voit dans les archives, il a vraiment une volonté d'encadrer ce développement puisqu'on ne peut pas le contraindre ni l'arrêter.

C'est un « en même temps » structuré. Il ne dissocie pas la dimension internationale non plus. Quand il parle de cette dimension environnementale, il pense Europe. Il pense aux accords européens et internationaux. Enfin, et c'est très intéressant, on l'a vu dans le discours de Chicago, il a senti l'importance d'une unité nécessaire de l'humanité et que finalement, l'environnement, il faudrait que ça aille vers ça.

Mais ce paradoxe dont vous parlez vient du fait qu'on ne peut pas dissocier Pompidou d'une époque en pleine mutation. Les années Pompidou, c'est le début de la massification à l'université, le développement des classes moyennes et le pouvoir d'achat et la consommation qui augmentent. C'est aussi une égalisation des catégories socio-professionnelles. Les écarts de salaires n'ont jamais été aussi faibles qu'à ce moment-là. C'est un peu la nostalgie de cette époque (la fin des Trente Glorieuses) qui explique en partie ce paradoxe de l'action de Pompidou. Il est au carrefour de tout ça. S'il fallait retenir une chose, c'est que lorsqu'on dit que Pompidou, c'est du « en même temps », c'est faux ! Parce que ça reste cohérent et structuré. C'est quelqu'un qui coordonne et qui structure l'ensemble de son action. Il y a cette notion essentielle chez lui de l'importance du politique dans l'accompagnement du développement. Car c'est quelqu'un qui croit à l'action politique et qui en a encore les moyens.

C'est au travers de cette épaisseur historique qu'il faut expliquer, à la fois, son soutien à l'essor économique du pays et sa prise de conscience environnementale, qui est devenue, quand même, une des choses les plus importantes qui soit. Aujourd'hui, il faut réconcilier l'histoire, le politique et l'associatif. C'est important, parce que finalement ce qui compte, c'est qu'il y ait des choses de faites pour qu'on ne se retrouve pas un jour, avec 50 degrés à Paris et que la vie devienne carrément invivable. Pompidou pressentait cela, l'importance de la réconciliation.

Entretien réalisé le 27 mars 2024.

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